Alain Lefèvre: combattre l’austérité par la musique
«Je suis allergique à l’austérité.»
Dite sur un ton sans appel, la déclaration du pianiste Alain Lefèvre a quand même quelque chose de surprenant. Il y a plus d’un an, le pianiste de Ville-Émard a choisi de quitter le Québec et le Canada, qui ont fait de l’austérité un mode de gestion, pour aller s’installer en Grèce, une terre qui se saigne à blanc depuis 2009 pour mériter de rester dans l’Union européenne. Chercher l’erreur.
En fait, je pense qu’Alain Lefèvre est une sorte de Don Quichotte. Il aime la Grèce, qu’il a découverte il y a 20 ans, et la manière dont sa population appréhende la vie. Alors, pour se porter à la défense de ce pays malmené qui l’attire, il a chevauché sa Rossinante à lui, un Yamaha rutilant, et a composé huit pièces qui sont autant de lettres d’amour à sa nouvelle terre d’accueil. Huit titres en trois mois alors qu’en général il lui faut deux à trois ans pour faire un disque de musique originale! Pas étonnant que cet enregistrement s’intitule Sas Agapo, qui signifie je vous aime en français. Ce disque carbure à l’amour inconditionnel.
Oser la virtuosité
La pièce titre s’avère une entrée en matière spectaculaire. Neuf minutes qui se veulent, d’après le compositeur, une évocation de l’âme grecque. Mélange de Méditerranée et d’Orient ottoman, on sent dans ce tourbillon musical auquel on ne peut résister, les multiples influences qui ont traversé le berceau de la démocratie. Un bijou de virtuosité!
L’album se clôt sur un autre défi pianistique, une composition endiablée dont Alain Lefèvre dit lui-même qu’elle est injouable. Grand Carnaval est inspiré de l’exubérance du plus grand carnaval de la Grèce, celui de Patras.
Entre ces deux Olympes, les autres titres du disque me sont apparus plus romantiques. Elpida rappelle un peu la manière d’André Gagnon et Non retour celle d’un Yan Tiersen.
Un musicien engagé
Il n’y a pas beaucoup d’artistes aussi portés sur l’opinion qu’Alain Lefèvre. Le musicien ne se contente pas de faire parler sa musique, chaque fois qu’il peut, il monte au créneau pour dénoncer ce qui l’irrite. Au diable la rectitude. Dans sa pièce Prémonition, il communique l’inquiétude que lui procure la montée du populisme et du racisme. Mais pour qu’on le comprenne bien, il ne se fera pas prier en entrevue pour dénoncer les causes de cette dérive. Pour lui, les coupes répétées en éducation sont en train de saper les bases de la démocratie.
En écho à la délicate Promenade à Kavouri, qui évoque un couple de personnes âgées devant la mer Égée, il pourfendra la tendance de notre société à en avoir que pour les jeunes au point de jeter les vieux.
Et, à moins de lire le livret, on ne se doutera pas que Domino raconte une histoire de petit chien attaqué à mort par un plus gros, la façon du compositeur de transmettre sa compassion pour toutes les innocentes victimes qu’il y a dans le monde.
Le côté Jojo d’Alain
Si Alain Lefèvre a accompli un exploit en faisant ce disque en si peu temps, il en est de même pour Johanne Martineau. La Jojo d’Alain Lefèvre est plus que la conjointe du pianiste depuis 33 ans, elle est celle qui permet aux choses d’advenir. C’est elle qui voit aux détails de la carrière de son mari. Dans le cas de cet enregistrement-surprise, imaginez le défi posé par les délais très courts et la distance qui sépare Athènes et Montréal, où le CD a été produit par la maison Analekta.
Ne parlons que du livret. Chaque pièce possède sa petite histoire qui permet à l’auditeur, s’il le veut, de comprendre les intentions du compositeur. Du beau travail. Les textes sont en français, en anglais, et jolie délicatesse pour leur pays hôte, en grec.
Les Grecs, qui ont essuyé les sarcasmes du monde à cause de leur faillite, vont certainement être très sensibles à ce disque qui leur rend hommage et dont la sortie en terre hellénique est prévue pour le 18 octobre. Du reste, ils ont déjà fait un triomphe à Alain Lefèvre lorsque ce dernier a joué la pièce Sas Agapo au Théâtre Hérode Atticus au Festival d’Athènes en juin dernier.
Et le Québec dans tout ça?
Malgré son coup de foudre pour la Grèce, Alain Lefèvre a toujours de la place dans son grand cœur pour y chérir le Québec. À preuve, il a profité de son passage à Montréal pour enregistrer de nouveaux épisodes de son émission dominicale à Ici Musique. Et en 2017, il poursuivra son inlassable mission visant à faire connaître l’œuvre du compositeur québécois André Mathieu. Il jouera notamment son Concerto No. 3, dit Concerto romantique, à Buffalo, aux États-Unis. Il s’agit d’une nouvelle orchestration qui fera ensuite l’objet d’un enregistrement.
Pour tout ça, on vous dit Sas Efcharisto Alain Lefèvre.
Mon coup de cœur
L’histoire d’amour se poursuit. Yannick Nézet-Séguin entamait le 6 octobre sa 17e saison avec l’Orchestre Métropolitain. Le public de la Maison symphonique lui a réservé un accueil aussi énergique que le maestro a mis à diriger ses musiciens. Ça fait quelques fois que je le vois et c’est toujours un événement. Je ne me lasse pas de le voir faire corps avec les œuvres qu’il a choisies, extraire de ces musiques qu’on ne connaît pas toujours toute la sensibilité ou la force qu’elles contiennent. Un concert avec Yannick Nézet-Séguin c’est une expérience à vivre. Il est au podium dans quatre programmes cette saison. Le prochain est le 27 novembre et ce soir-là, il aura l’âme russe.