La chronique Culture avec Claude Deschênes

Auteur(e)
Photo: Martine Doucet

Claude Deschênes

Claude Deschênes collabore à Avenues.ca depuis 2016. Journaliste depuis 1976, il a fait la majeure partie de sa carrière (1980-2013) à l’emploi de la Société Radio-Canada, où il a couvert la scène culturelle pour le Téléjournal et le Réseau de l’information (RDI). De 2014 à 2020, il a été le correspondant de l’émission Télématin de la chaîne de télévision publique française France 2.On lui doit également le livre Tous pour un Quartier des spectacles publié en 2018 aux Éditions La Presse.

Les voisins, version Frédéric Arnould

Notre chroniqueur Claude Deschênes a lu l'essai de Frédéric Arnould C’est aussi ça, l’Amérique. Portraits d’un pays polarisé. Voici ce qu'il en a pensé.



Le 20 janvier dernier, Donald Trump est redevenu président des États-Unis. Sans perdre une seconde, il a concrétisé toutes nos craintes de le revoir occuper le bureau ovale de la Maison-Blanche pour un autre quatre ans. Le Canada, qui partage la plus longue frontière internationale au monde (8 890 km) avec les États-Unis, a de quoi se méfier de ce président narcissique et imprévisible. Qu’en est-il de son peuple? De nos 335 millions de voisins? Avec un sens du timing remarquable, le journaliste Frédéric Arnould nous offre une radioscopie de cette nation fracturée, dans un essai intitulé C’est aussi ça, l’Amérique. Portraits d’un pays polarisé paru chez Québec Amérique le lendemain de l’investiture de Donald Trump. Un livre adoubé par nul autre que l’ancien grand timonier du Téléjournal, Bernard Derome.

Le lancement du livre de Frédéric Arnould a eu lieu le 21 janvier dernier en présence de nombreux collègues de l’auteur, dont Bernard Derome, ancien animateur du Téléjournal. C'est lui qui a donné le goût au journaliste de faire carrière en information au Canada plutôt que dans son pays natal, la Belgique. Photo: Claude Deschênes

Pour moi, rien ne vaut plus qu’un journaliste sur le terrain. Frédéric Arnould, vétéran du service de l’information de Radio-Canada, nous le prouve quotidiennement au Téléjournal. Oui, son bureau est à Washington depuis 2021 mais, depuis un quart de siècle, il n’a jamais hésité à se farcir des milliers de kilomètres pour aller sonder l’âme des Américains, à visiter des coins reculés qui n’ont rien à voir avec la capitale, New York, la Nouvelle-Angleterre, la Floride ou la Californie, ces lieux que nous aimons fréquenter comme touristes quand on se rend chez nos voisins.

Il y a chez ce reporter, un peu Tintin du 21e siècle (Arnould est Belge d’origine comme le personnage d’Hergé), un souci de montrer la réalité objective des États-Unis, en exposant un point de vue et son contraire.

Le livre qu’il publie à cette étape charnière de l’Histoire est le résultat de rencontres faites aux quatre coins du pays avec toutes sortes d’acteurs de l’actualité: retraité indigné, agriculteur fâché, mère de famille éplorée, fonctionnaire stigmatisé, mais aussi activiste convaincue, pasteur miséricordieux, juge éthique, bibliothécaire militante. Avec chacune de ces personnes, nous sommes à hauteur d’homme. Voilà un journaliste qui a le talent de faire parler le vrai monde.

Ce livre, publié à cette étape charnière de l’Histoire, est le résultat de rencontres faites aux quatre coins du pays avec toutes sortes d’acteurs de l’actualité.

Certaines histoires sont toutes fraîches, ce qui donne au lecteur le sentiment d’être au cœur de la question de l’heure: comment va l’Amérique? Question cruciale en ce début de mandat d’un président qui a été élu en remportant le vote populaire et en obtenant le contrôle des deux chambres du Congrès (le «fameux Trifecta de la politique américaine», précise John Parisella dans son excellente préface), mais dont, il ne faut jamais l’oublier, plus de la moitié de la population ne voulait pas au dernier scrutin.

Je ne volerai pas le punch si je vous dis que ce pays ne va pas bien du tout. En tout cas, c’est ce que j’ai perçu à la lecture de cet ouvrage.

Aucun des thèmes que Frédéric Arnould aborde dans les 12 chapitres de son livre ne m’a donné d’espoir en cette démocratie alambiquée, sclérosée, trafiquée, piétinée.

L’ouvrage commence avec un sujet qui a tourmenté une bonne partie des Américains depuis 2020: le Big Lie. L’auteur explique entre autres comment le fantasme du vol de l’élection présidentielle, cette année-là, est né à la faveur d’un documentaire (2000 Mules) fabriqué de toutes pièces par un as des fausses théories du complot. Il donne aussi la parole à des partisans de Trump qui croient dur comme fer à cette théorie que les démocrates de Joe Biden ont volé l’élection. L’un d’eux, interviewé avant le scrutin de novembre 2024, dira que si l’histoire se répète et que si Kamala Harris est élue, le fascisme et le socialisme se répandront. «Il faut un plan de secours… Je ne veux pas que cela devienne un autre Canada», conclut-il.

Un voisin qui ne blaire pas son voisin, voilà qui ressemble au dénouement brutal du film Voisins du réalisateur de l’Office national du film, Norman McLaren, gagnant d’un Oscar en 1953.

Restons dans le registre du mauvais voisinage. L’auteur nous amène ensuite dans des États où règnent des velléités de séparation. Dans le très démocrate Oregon, on fait la connaissance de ruraux ulcérés par les décisions progressistes de l’État, et qui militent pour être intégrés à l’État voisin, l’Idaho, plus en phase avec leurs idées conservatrices. If you can beat them, flee them?

Le livre est très bien construit. Après ce chapitre qui pose le problème de la représentativité électorale dans les États, Frédéric Arnould s’attelle à nous expliquer un des pires obstacles à cette représentativité, le fameux concept du gerrymandering, véritable entorse à la démocratie américaine.

C’est complexe, mais l’auteur est bon pédagogue, et il n’y a rien de rassurant de savoir que dans ce pays on charcute les circonscriptions pour s’assurer que les électeurs d’une même allégeance soient assez nombreux à voter du bon bord pour élire un républicain, la plupart du temps, évidemment.

Le chapitre sur le concept très dépassé des grands électeurs ne rassure pas davantage.

Le livre consacre aussi une vingtaine de pages à la magistrature, sous le titre «Quand la justice crée des rois». La démonstration des menaces qui planent sur l’étanchéité de la séparation des pouvoirs a de quoi inquiéter pour l’avenir.

Commentant la décision récente de la Cour suprême d’accorder l’immunité au président pour des actes officiels accomplis alors qu’il est en fonction, un ex-juge de la Cour d’appel des États-Unis, que Fréderic Arnould a rencontré en Virginie, dit ceci: «Nous avons trois branches égales… l’exécutif, le législatif, et le judiciaire, qui se contrôlent, et s’équilibrent mutuellement, et c’est ainsi que nous préservons la démocratie. Les tribunaux… se tiennent soigneusement à l’écart des devoirs des deux autres branches du gouvernement et se tiennent à l’écart de la politique… il n’y a rien dans la Constitution qui prévoit l’immunité présidentielle. Cette cour a abandonné ses principes au détriment de la séparation des pouvoirs…»

La déclaration lucide et audacieuse de la part de cet ancien magistrat est d’autant plus percutante quand on connaît le parcours de ce juriste de 82 ans, ce que nous raconte Arnould. Juste pour piquer votre curiosité, mentionnons que David Tatel a été juge pendant 28 ans tout en étant… aveugle.

Parce qu’il dispose de plus de temps qu’au Téléjournal, Frédéric Arnould peut se permettre d’enrichir son propos d’anecdotes comme celle-là, et d’y aller d’un style plus sensible qui emprunte par moments à la forme romanesque. C’est le cas lorsqu’il traite des armes à feu, un pensum à expliquer chaque fois qu’une tuerie de masse survient. Dans ce pays qui compterait, selon les estimations, 400 millions d’armes à feu, la violence armée demeure la première cause de mortalité des enfants de moins de 19 ans.

Comme entrée en matière de ce chapitre sur le sacro-saint deuxième amendement de la constitution permettant le port d’armes, il revient sur un cas précis, celui de Nicole Hockley. Il a rencontré cette femme 12 ans après la tuerie à l’école Sandy Hook qui a coûté la vie à son fils et à 25 autres personnes. Cette histoire ahurissante nous tire les larmes. Non seulement cette mère a-t-elle perdu son enfant aux mains d’un garçon de 20 ans du quartier armé d’un AR-15, mais des groupes complotistes l’ont harcelée après le fait, niant que la tragédie a eu lieu, l’accusant même d’avoir été payée pour jouer un rôle dans cette invention. Tout ça pour faire taire les partisans du resserrement des lois sur les armes à feu. Quand des voisins en sont rendus là, il y a tout à désespérer de ce pays.

Vous ne trouverez pas plus de réconfort dans le récit de la bataille acharnée que mènent plusieurs groupes pour rendre la pratique de l’avortement illégale. On constate que certaines associations pro-vie, qu’on pourrait qualifier de terroristes, ne reculent devant rien pour mater leurs adversaires, le mensonge étant la moins pire de leurs armes.

Parlons-en, du mensonge. Il fait l’objet d’un chapitre déconcertant intitulé «Silence, on désinforme». L’épisode du pizzagate, qui a fait dérailler la campagne d’Hillary Clinton en 2016, est stupéfiant de bêtise.

Et que dire de l’endoctrinement religieux! Les pages sur les chrétiens qui utilisent la foi du peuple pour faire avancer leur programme politique donnent littéralement froid dans le dos. Cela a mené, entre autres, à l’assaut du Capitole le 6 janvier 2021.

Le livre se termine sur une nouvelle lubie des gens de droite: la chasse aux livres controversés. L’Index qu’on a connu au Québec au siècle dernier est de retour, avec une base de lancement très solide en Floride, le pays emprunté des snowbirds canadiens.

Ce combat des livres, que l’organisme Moms for Liberty, soutenu par des républicains en vue et puissants, mène avec frénésie, est digne de l’Inquisition. L’auteur nous informe qu’en 2024, plus de 5 000 livres ont été visés par la censure, dont La servante écarlate de l’auteure canadienne Margaret Atwood.

J’y reviens, nos voisins nous trouvent vraiment beaucoup de défauts.

Vous aurez compris que j’ai trouvé la lecture de cet ouvrage plutôt angoissante, même si ces 270 pages bien tassées se dévorent comme un roman, qu’on souhaiterait être de science-fiction.

Évidemment, le livre est plus nuancé dans son ensemble que ce que j’en retiens ici, manifestement influencé par l’actualité trumpiste des derniers jours. Frédéric Arnould est plus mesuré. Il aime les Amériques. On peut le comprendre. C’est un immense pays, contrasté, fascinant à couvrir quand on est journaliste. Et les Américains sont si gentils quand on les rencontre un à un.

Le journaliste Frédéric Arnould le 21 janvier dernier, lors du lancement de son essai au Café 8oz. Chez l'Éditeur, rue Saint-Hubert à Montréal, où se trouve les bureaux de Québec Amérique. Photo: Claude Deschênes

Pour avoir écrit moi-même un livre basé sur de nombreuses entrevues, je veux saluer l’extraordinaire travail que Frédéric Arnould a accompli, notamment à transcrire le verbatim de ses multiples entrevues, en plus d’en faire une version française. Ça, c’est sans parler du travail titanesque de traduire les nombreuses sources d’information auxquelles il s’est abreuvé, qui se trouvent d’ailleurs à la fin du livre, dans une bibliographie très étoffée.

Comme l’excellent ouvrage Les angoisses de ma prof de chinois. Où s’en va la Chine? de Jean-François Lépine, C’est aussi ça, l’Amérique de Frédéric Arnould a le mérite de nous mettre les yeux devant les trous. Il nous force à voir sans faux-fuyants ce qui se trame chez nos voisins du Sud. Quelque chose qui ressemble au déclin d’un empire, avec des voisins beaucoup moins comiques que ceux que Claude Meunier a imaginés dans sa pièce du même nom en 1980, incidemment l’année de l’arrivée au pouvoir de Ronald Reagan, ce moment où un grand vent de conservatisme aveugle a commencé à souffler sur les États-Unis d’Amérique.