La chronique Culture avec Claude Deschênes

Auteur(e)
Photo: Martine Doucet

Claude Deschênes

Claude Deschênes collabore à Avenues.ca depuis 2016. Journaliste depuis 1976, il a fait la majeure partie de sa carrière (1980-2013) à l’emploi de la Société Radio-Canada, où il a couvert la scène culturelle pour le Téléjournal et le Réseau de l’information (RDI). De 2014 à 2020, il a été le correspondant de l’émission Télématin de la chaîne de télévision publique française France 2.On lui doit également le livre Tous pour un Quartier des spectacles publié en 2018 aux Éditions La Presse.

Yvon Deschamps: 4 x 20 + 9 et toujours là!

«C’est la place à Yvon!» On aime raconter qu’en donnant plus de 600 spectacles à la Place des Arts dans les années 1970, Yvon Deschamps a fini par user de ses semelles les planches du Théâtre Maisonneuve. Le revoilà encore au même endroit dans un tout nouveau spectacle intitulé Yvon Deschamps raconte La Shop, construit autour de son œuvre. À 89 ans (4 x 20 + 9 ans, pour faire un clin d’œil à son monologue sur la langue française écrit en 1993), il est toujours prêt à s’embarquer dans les projets qui l’emballent.



Cette fois, les monologues Les unions, qu’ossa donne, Le bonheur, L’argent, révélés en 1969, sont portés à la scène dans un esprit de «Liberté 55», soit dans le maximum de plaisir et le minimum de labeur pour son créateur. Pas de danger qu’il use davantage la scène, car l’increvable humoriste nous apparaît sur un écran grâce à des capsules préenregistrées. Par contre, à ses pieds, il y a quatre comédiens, trois musiciens, huit danseurs, deux artistes de cirque et un mime qui, eux, s’échinent à redonner vie à sa prose sur le mythique plateau de la PDA.

L’idée de ce spectacle vient du metteur en scène Jean-François Blais. Bien conscient qu’Yvon Deschamps ne pouvait plus faire lui-même ses monologues en tournée à travers le Québec, il a pensé les faire interpréter par les comédiens Stéphane Archambault, Elizabeth Dupérré, Sylvain Marcel, et David Savard. Les quatre clones du père de l’humour québécois évoluent dans un environnement qu’on voit de plus en plus rarement au théâtre, une usine. En fait, c’est plus une shop, pour utiliser la langue de Deschamps, qu’on a gardée intacte, avec le décalage que ça va représenter pour le public jeune qui ne parle plus comme ça aujourd’hui.

Le décor de Dominic Lemieux dans lequel tout ce beau monde évolue est un très beau clin d’œil au film Les temps modernes de Charlie Chaplin. Chaplin, l’idole d’Yvon Deschamps, au point que le p’tit gars de Saint-Henri a un jour acheté la Bentley du plus célèbre clochard de l’histoire du cinéma.

Le décor de Dominic Lemieux dans lequel tout ce beau monde évolue est un très beau clin d’œil au film Les temps modernes de Charlie Chaplin.

Le spectacle commence d’ailleurs avec Smile. L’air si célèbre de Charlot est renforcé par l’injonction «souriez» qui apparaît dans un écran en forme de hublot en haut de la scène. C’est de cet écran qu’Yvon Deschamps nous guidera pendant tout le spectacle, tout en entretenant notre sourire. Ses interventions, faites avec l’éternel charisme qui est le sien, servent à mettre en contexte ce qu’on va entendre.

Dans le détail et leur manière de décrire les choses, les monologues de Deschamps sont des portraits d’une époque révolue. Il demeure que l’aliénation au travail (Les unions, qu’ossa donne, Une job steady, pis un bon boss), la réussite sociale (L’argent), la cruise (Les filles, Les fesses), les aléas de la vie familiale (Dans ma cour, La paternité), l’éternelle quête pour être heureux (Le bonheur), sont des thèmes intemporels capables de nous interpeller encore maintenant.

Les comédiens Stéphane Archambault, Sylvain Marcel, Elizabeth Dupérré et David Savard.

C’est juste bon en 2024 de se faire resservir la médecine d’Yvon Deschamps sur ces questions. On sourit à ses élucubrations d’un autre temps, mais elles finissent quand même par nous faire aller les méninges sur notre condition humaine, quand ce n’est pas nous étreindre par l’émotion.

Par exemple, le monologue Le boss est mort, qui mène au numéro Lock out, nous est offert dans la perspective de la grande menace de l’heure en matière d’emploi: l’avènement de l’intelligence artificielle.

Ça finit par des pancartes qui disent: «Ça s’peut-tu?», «C’est effrayant», «Qu’est-ce que vous voulez», «C’est la vie». Des slogans que le public est invité à répéter en chœur avant le numéro final, qui reprend l’hymne de Deschamps, Aimons-nous…quand même!

Le monologue Le boss est mort, qui mène au numéro Lock out, nous est offert dans la perspective de la grande menace de l’heure en matière d’emploi: l’avènement de l’intelligence artificielle.

Le spectacle est ponctué d’extraits de 18 chansons, et pas uniquement des titres de Deschamps. Le metteur en scène est allé chercher dans le répertoire québécois des textes qui, par leur propos, s’insèrent parfaitement dans cette trame très axée sur les travailleurs et les gens simples qui en arrachent dans notre monde capitaliste. Ainsi, on entend, entre autres, Comme un million de gens de Claude Dubois, Sous les cheminées de Richard Séguin, À hauteur d’homme de Vincent Vallières, La vie d’factrie de Clémence Desrochers, La maudite machine de Pierre Flynn, Cash City de Luc De Larochellière.

Le spectacle est ponctué d’extraits de 18 chansons, et pas uniquement des titres de Deschamps.

C’est notre quatuor d’acteurs qui défend les chansons. En passant, les qualités vocales de Sylvain Marcel sont surprenantes, notamment lorsqu’il interprète Y va toujours y avoir de Richard Desjardins en s’accompagnant à la guitare. Un des moments forts de la soirée.

On peut aussi parler d’interprétation en ce qui a trait aux monologues. Les comédiens déclament les textes avec pratiquement les mêmes intonations que Deschamps, et au même rythme qu’il les déballait dans le temps. On ne peut alors s’empêcher de trouver que l’humoriste mettait souvent beaucoup de temps à accoucher. C’était l’époque! Ça ferait du bien au spectacle d’être un peu plus ramassé. Personnellement, j’aurais davantage édité les textes. De nos jours, le public est habitué à un rythme plus rapide.

Pris au premier degré, les propos d’Yvon Deschamps peuvent encore faire sursauter aujourd’hui. Ça prend une grande complicité avec la salle pour faire passer les énormités qui sont dites avec un clin d’œil. À cause de leurs expériences antérieures et de leurs talents naturels de conteur, Stéphane Archambault et Sylvain Marcel sont les plus habiles à défendre, en cette ère d’hypersensibilité, ce matériel potentiellement radioactif.

Plus question, comme dans le temps de Guy Latraverse, de miser sur le seul bagout d’un monologuiste. Pour attirer les foules à notre époque, les producteurs sont condamnés à enrober leur proposition. Nicolas Lemieux n’a pas lésiné pour faire d’Yvon Deschamps raconte La Shop, un show au goût du jour. Entre chaque monologue, l’action rebondit grâce des numéros de danse (Marie-Odile Haince-Lebel et Caroline Lemieux) ou d’acrobatie (Myriam Deraîche et Sam Charlton) qui se sont attiré des oh! et de ah! dans la salle le soir de la première. Costumes (Raphaelle Guigue), décors (Dominic Lemieux), éclairages (Guy Laflamme), projections (Martin Desrochers et Jean-François Blais), musiciens live (Guillaume Marchand, Benoit Rocheleau, Rachel Hardy-Berlinguet), on a voulu que le public en ait pour son argent.

Entre chaque monologue, l’action rebondit grâce des numéros de danse ou d’acrobatie.

À voir la frénésie que ce spectacle suscite aux guichets (plusieurs supplémentaires viennent d’être ajoutées à travers le Québec), on conclut qu’il y a un réel appétit pour réentendre la voix d’Yvon Deschamps dans une formule renouvelée.

Comme il y en a pour l’exposition de Diane Dufresne, les concerts symphoniques de Robert Charlebois et Beau Dommage, le film Nos belles-sœurs, les pièces Moi… et l’autre et La Géante (sur la Poune).

En regard de tous ces événements qui misent sur la nostalgie, on peut dire que la production de GSI Musique a su développer pour Yvon Deschamps un concept à son image et à sa ressemblance, c’est-à-dire drôle, généreux, lucide, rassembleur.