La chronique Société et Culture avec Claudia Larochelle

Auteur(e)

Claudia Larochelle

Claudia Larochelle est auteure (Les bonnes filles plantent des fleurs au printemps, Les îles Canaries, Je veux une maison faite de sorties de secours - Réflexions sur la vie et l'oeuvre de Nelly Arcan, la série jeunesse à succès La doudou, etc.) et journaliste spécialisée en culture et société. Elle a animé pendant plus de six saisons l'émission LIRE. Elle est chroniqueuse sur ICI Radio-Canada radio et télé et signe régulièrement des textes dans Les Libraires et Elle Québec. Elle est titulaire d'un baccalauréat en journalisme et d'une maîtrise en création littéraire. On peut la suivre sur Facebook et Twitter @clolarochelle.

Lettre à Monsieur Legault

Préoccupée du sort des artistes, Claudia Larochelle adresse une lettre au premier ministre François Legault.



Cher Monsieur Legault,

Si je prends le temps de vous écrire, c’est parce je sais que vous êtes un fervent lecteur de littérature québécoise, que vous aimez nos artistes, peut-être un chouia moins que les joueurs de hockey, mais, hélas, vous n’êtes pas le seul… Je sais aussi que vous tenez à la culture québécoise, à en juger par vos discours liés à la francisation, à la protection du français, à tout ce qui forme la base de nos valeurs communes.

Quand vous parlez d’encadrement législatif entourant la découvrabilité des contenus culturels francophones, je vous suis, mais je vous suivrais plus encore si vous commenciez par découvrir à quel point nos artistes peine à survivre.

D’ailleurs,  j’aurais bien aimé me réjouir, en avril dernier, d’apprendre qu’un Musée national de l’histoire du Québec allait ouvrir ses portes au printemps 2026. La commission parlementaire sur le projet de loi 64 visant sa création s’est d’ailleurs tenue tout récemment à l’Assemblée nationale. Étant donné le caractère unique du Québec dans un contexte canadien et nord-américain, à l’image aussi d’autres nations comme la Catalogne ou l’Écosse, voire d’États fédérés, comme la Bavière, la Californie, le Massachusetts, le Nouveau-Brunswick, je suis d’accord pour dire que notre devoir de mémoire passe en partie par ce type d’institution muséale.

Ne devrions-nous pas commencer par se doter d’un écosystème artistique fort et en santé en soutenant les artistes et les initiatives culturelles pour qu’elles puissent d’abord survivre, diffuser, puis rayonner ici-même? Depositphotos

Là où je m’enthousiasme moins, c’est quand je constate qu’en marge de l’élaboration de ce projet au coût de 92 millions $, les artistes québécois du présent, ceux-là mêmes qui valorisent en ce moment notre culture, qui transmettent la mémoire collective avec des créations porteuses, novatrices, qui font rayonner le Québec par-delà nos frontières, ne sont pas suffisamment soutenus, ici et maintenant. Donc, oui pour la mémoire, mais comment se souvenir avec un présent si précaire?

Ne devrions-nous pas commencer par se doter d’un écosystème artistique fort et en santé en soutenant les artistes et les initiatives culturelles pour qu’elles puissent d’abord survivre, diffuser, puis rayonner ici-même? Il faudrait aussi pouvoir soutenir les efforts marketing et publicitaires des événements et des projets en cessant de couper dans un budget famélique au sein d’une industrie qui manque de tout, sauf de talent et de volonté.

Votre gouvernement ne tarit pas d’éloges sur ce que nos créateurs réussissent à accomplir. Vous n’êtes sûrement pas sans savoir qu’ils y arrivent avec des bouchées de pain. Des bouchées qui deviennent des miettes… Vous le savez, n’est-ce pas? On en parle assez. Les organismes qui représentent ces dévoués talents se soulèvent de plus en plus, tirent le diable par la queue. C’est choquant, désolant, ça met le feu aux poudres.

Dans son nouveau roman Le syndrome de l’Orangerie, pour parler des souffrances du peintre Monet qu’il canalisait en peignant ces fameux nymphéas, l’écrivain français Grégoire Bouillier écrit: «La douleur ne reste jamais lettre morte, elle devient toujours quelque chose...» Il faut bien que la colère qui se meut en tristesse soit payante un peu. Ça doit être pour ça que les créations du moment sont plus fortes que jamais. Mais moins lumineuses aussi. C’est triste à voir par moment. C’est partout pareil sans doute, mais ici, cette immense mélancolie ne m’a pas échappée. On crée sur fond de stress. C’est insidieux, ça use.

Je le sais à quel point ça use parce qu’en écrivant ces mots, je troque mon chapeau de chroniqueuse contre celui d’artiste. J’écris des livres. Bien que certaine de ne jamais pouvoir vivre de ma plume – je n’oserais même pas y aspirer –, je me considère privilégiée par rapport à ce que j’en retire financièrement.

J’aimerais rappeler à votre mémoire cette étude intitulée Le métier d’écrivain en voie de disparition, menée en 2018 auprès des 1637 membres de l’Union des écrivaines et écrivains québécois (UNEQ). On y apprenait sans grande surprise que 90% des répondants n’atteignent pas un revenu annuel de 25 000$ tiré exclusivement de leurs activités littéraires. Quant à leur revenu médian, il est inférieur à 3000$.

En plus du milieu littéraire, je baigne dans le monde culturel depuis plus de 25 ans maintenant. Comme journaliste, je couvre en partie ce milieu, je côtoie nos créateurs, je m’abreuve à ce qu’ils font. Surtout, je les entends, je les écoute. Je siège aussi à quelques conseils d’administration. Bref, c’est mon univers professionnel et intime et j’en connais les défis.

Ce que je perçois va dans le sens des gens de théâtre, notamment. La nouvelle garde à la tête des compagnies de théâtre montréalaises a d’ailleurs pris la parole avec éloquence au début septembre dans La Presse, sous la plume de Luc Boulanger, pour illustrer à quel point «les subventions n’ont pas suivi les investissements massifs dans le béton depuis plusieurs années».

À la direction du Théâtre du Nouveau Monde (TNM), Geoffrey Gaquère parle de «retard historique dans les niveaux de financement des arts vivants».

Édith Patenaude, d’Espace GO, soulignait pour sa part l’augmentation des frais de fonctionnement des productions théâtrales et le soutien financier qui, lui, n’a pas suivi.

Ces constats, qui ne sont que la pointe de l’iceberg en théâtre, s’apparentent dangereusement à ce qui se passe aussi dans les autres secteurs liés aux arts. Sans compter les particularités propres à chaque domaine.

C’est formidable de rêver d’un Québec français dont la langue et la culture brilleraient de tous leurs feux aux quatre coins du monde, d’avoir un beau musée pour se redorer le blason, mais, de grâce, ne perdez pas de vue qu'une nation durable et porteuse d’avenir ne pourra éclore que grâce à la force et à l’envergure de ses racines. Des racines qui à court terme ne seront plus viables. Sans des fondations solides et en moyen, voir plus loin avec des projets onéreux et visionnaires reste utopique.