La chronique Voyage de Marie-Julie Gagnon

Auteur(e)
Photo: Mélanie Crête

Marie-Julie Gagnon

Auteure, chroniqueuse et blogueuse, Marie-Julie Gagnon se définit d’abord comme une exploratrice. Accro aux réseaux sociaux (@mariejuliega sur X et Instagram), elle collabore à de nombreux médias depuis une vingtaine d’années et tient le blogue Taxi-brousse depuis 2008. Certains voyagent pour voir le monde, elle, c’est d’abord pour le «ressentir» (et, accessoirement, goûter tous les desserts au chocolat qui croisent sa route).

Un 18 septembre sur Terre

Marie-Julie se trouve actuellement en Asie centrale pour réaliser un vieux rêve: parcourir une partie de la mythique route de la soie. Au programme: le Kirghizistan, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et le Turkménistan. Au cours des prochaines semaines, elle nous livrera ses impressions à chaud et sans filtre.



Chaque fois, j’oublie à quel point il est étrange de parcourir autant de fuseaux pour atterrir dans un autre espace-temps. Je suis partie le 15 septembre de Montréal et je suis arrivée à Bichkek, au Kirghizistan, le 17. Entre les deux, neuf heures se sont évaporées.

Je suis partie le 15 septembre de Montréal et je suis arrivée à Bichkek, au Kirghizistan, le 17. Photo: Marie-Julie Gagnon

Après un vol de huit heures, une escale de six heures à Istanbul et un autre vol de cinq heures, j’ai touché terre et nous étions deux jours plus tard. Mon corps n’y comprend rien. Mon corps est toujours plus conscient de l’invraisemblance du processus, malgré des dizaines de sauts dans le temps forcés sur trois décennies. Ma tête, elle, est trop occupée à faire rouler mille images en simultané. Que d’attentes! Que de mystère! Que d’excitation! Que…

Escale à l'aéroport d'Istanbul. Photo: Marie-Julie Gagnon

Vient toujours le moment fatidique où mon esprit finit par rattraper ma carcasse. C’est alors que je tombe en chute libre d’un édifice de 100 000 étages. J’ai beau me dire «bah! le sol est encore loin», le grand «bang!» du décalage horaire est toujours violent. Je tombe et me fracasse au sol de la réalité, celui qui rappelle à ma tête que mon corps n’est qu’un corps, pas une sorte de vaisseau spatial invincible à l’abri des soubresauts de la temporalité.

Je me mets alors à m’endormir dès qu’un moteur ronronne, qu’il s’agisse de celui d’un avion, d’un autobus ou d’un taxi. Je dors partout, même le café ne peut rien y faire, moi qui suis pourtant ultra-sensible à ses effets et souffre d’insomnie depuis l’enfance. Et ça peut durer des jours, malgré tous les trucs possibles (je les ai tous essayés).

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Me voici donc en Asie centrale pour la première fois, décalée et décollée, à mi-chemin entre un zombie et une puce surexcitée. Si je vis une grande histoire d’amour avec le continent asiatique depuis ma vingtaine, cette région était jusqu’ici restée au statut de fantasme.

La route de la soie. Combien de fois en ai-je rêvé? Sa seule évocation me donnait l’impression de m’approcher de Marco Polo. Peut-être suis-je vraiment devenue une voyageuse après tout?

La route de la soie. Juste à temps pour franchir mon demi-siècle sur cette étrange planète.

Marché et bazar d’Och, deuxième plus grande ville du Kirghizstan. Photo: Marie-Julie Gagnon

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Il est midi et l’autobus s’apprête à quitter l’hôtel où je me suis échouée au petit matin. La météo s’agence parfaitement à l’architecture post-soviétique de la capitale: grise et tristounette. C’est le dernier jour de ma quarantaine et le soleil ne daigne même pas me faire un petit coucou? Pfff.

La météo s’agence parfaitement à l’architecture post-soviétique de la capitale: grise et tristounette. Photo: Marie-Julie Gagnon

Je voyage avec seize autres Québécois. Je fais partie du premier groupe à vivre ce circuit de Groupe Voyage Québec créé pour la collection Select, axée sur des «expériences d’une vie». Des séjours accompagnés finement ciselés pour de petits groupes de globe-trotteurs qui recherchent le grand «wow!» des premières fois malgré des passeports bien remplis. La plupart sont à la retraite. Et toujours aussi férus de découvertes.

«T’es notre p’tite jeune!» a lancé l’une de mes compagnes de route en sortant du premier avion. Je l’ai tout de suite aimée. Il y a quelques années, j’aurais sans doute hésité entre le rire et les larmes, troublée par le jeu de miroirs. En me parlant de ma «jeunesse», c’est devant mon éventuelle vieillesse qu’elle m’a projetée sans le savoir. Maintenant que je peux officiellement devenir membre de la FADOQ, je lui ai simplement souri, amusée par la situation. Je ne sais pas si c’est la maturité ou parce qu’encore une fois, ma tête et ses 100 000 images à la seconde ne comprennent rien à cette histoire de temps qui passe.

Il passe où, ce foutu temps? Certainement pas dans un avion en classe économique. Ni dans ces rides – imaginaires ou réelles – que je vois sur mon visage depuis plus de deux décennies. Peut-être s’est-il insinué dans chacun des millimètres qui séparent ma fille du bébé sorti de mon ventre comme une fin du monde il y a presque 18 ans? (Dix-huit ans, vraiment?) Dans le regard de ces filles «de mon âge» qui en ont en réalité la moitié? Ou alors dans l’absence de regard des hommes?

Peut-être qu’il est resté figé en 2001, année de ma véritable naissance, quand je suis partie vivre en Asie pour une période indéterminée?

Et si c’était le temps, la véritable illusion?

Marché et bazar d’Och, deuxième plus grande ville du Kirghizstan. Photo: Marie-Julie Gagnon

Si ça se trouve, je célèbre aujourd’hui mon 27e anniversaire coincée à l’aéroport de Taipei à cause d’un typhon particulièrement destructeur. Je n’ai aucune idée de la tournure que prendra ma vie parce que j’ai toujours avancé à pleins gaz, enfilant les défis comme d’autres les shooters avant le dernier slow, avancé avec l’obsession de prouver au monde entier que ma petite voix était en fait un cri, avancé avec la certitude qu’il n’y avait pas de rêves, que des petits bouts de réalité à coudre patiemment pour créer la courtepointe d’une vie choisie et aimée avec passion.

Oui, c’est ça: j’ai 27 ans et, dans quelques minutes, une voix répétera inlassablement en chinois et en anglais que tous les vols sont annulés et qu’il est impossible de quitter l’aéroport. Je repenserai à mon séjour à Hong Kong deux jours après l’effondrement des tours du World Trade Center, au chapelet bouddhiste qui glissait entre les doigts de ma voisine arrière dans l’avion, aux éclairs-artifices aperçus depuis mon hublot et aux turbulences dignes du Monstre de La Ronde. Je maugréerai contre l’inconfort des fauteuils de l’aéroport, contre l’absence de restaurants ouverts au milieu de la nuit et contre l’argent que je n’ai pas.

Et pourtant, je me sens plus vivante que jamais. Parce que l’avion ne s’est pas écrasé. Parce que j’ai 27 ans. Parce que j’ai 50 ans. Parce que tout peut arriver.

Malgré le putain de décalage horaire.

P.S.: Quelques heures après la rédaction de cette chronique, le soleil est revenu!

Merci à Groupe Voyages Québec.