La chronique Culture avec Claude Deschênes

Auteur(e)
Photo: Martine Doucet

Claude Deschênes

Claude Deschênes collabore à Avenues.ca depuis 2016. Journaliste depuis 1976, il a fait la majeure partie de sa carrière (1980-2013) à l’emploi de la Société Radio-Canada, où il a couvert la scène culturelle pour le Téléjournal et le Réseau de l’information (RDI). De 2014 à 2020, il a été le correspondant de l’émission Télématin de la chaîne de télévision publique française France 2.On lui doit également le livre Tous pour un Quartier des spectacles publié en 2018 aux Éditions La Presse.

Quand Jean Paul Riopelle devient une symphonie

Retour sur Riopelle symphonique, concert de l’Orchestre symphonique de Montréal présenté en première mondiale le 16 février 2023 à la Place des arts. Cet événement est à marquer d’une pierre blanche, comme l’oie de Montmagny.



D’entrée de jeu, je dois avouer que j’avais des appréhensions. Raconter la vie de Jean Paul Riopelle en se basant sur des chansons écrites par Serge Fiori, aussi bonnes soient-elles, me semblait un défi casse-gueule.

Aussi, lorsque j’ai entendu la musique composée par Blair Thomson (quand même l’homme derrière La Symphonie rapailllée) à l’émission Toute une musique de Marie-Christine Trottier sur Ici Musique, mon oreille réfractaire à la musique contemporaine a trouvé ça bien indigeste.

Mais voilà, cette musique est faite pour être entendue et vue en concert.

Ça se passait donc à la salle Wilfrid-Pelletier (Wilfrid Pelletier, un petit gars de Sainte-Marie comme Riopelle), où l’OSM n’a pas bien sonné comme ça depuis longtemps. Cette musique a besoin de volume pour qu’on la ressente, et il y en avait sous l’impulsion d’un chef, Adam Johnson, totalement investi dans la mission qu’on lui a confiée. Au point même de revêtir une queue-de-pie blanche sertie de plumes d’oie, une création de la designer Marie Saint Pierre, une proche de Riopelle associée au projet pour les tenues de scène.

Cette musique a besoin de volume pour qu’on la ressente, et il y en avait sous l’impulsion d’un chef, Adam Johnson, totalement investi dans la mission qu’on lui a confiée. Photo: Victor Diaz Lamich

Le plateau était rempli de la formation habituelle (cordes, cuivres, percussions), mais aussi de deux harpes, un piano, et je crois avoir vu, entendu, un clavecin. Les percussionnistes doivent avoir un plaisir fou à interpréter cette œuvre, car Blair Thomson leur a fait la part belle. Il y a des moments très Stravinsky dans sa musique.

Mais le clou de cette œuvre, c’est le rôle qu’on fait jouer à la voix humaine. Les Chœurs des Petits chanteurs de Laval et Temps Fort offrent une performance époustouflante. De voir ces enfants complètement dédiés à leur mission pendant toute la durée de cette œuvre longue et exigeante nous change du discours souvent désespéré qu’on entend à propos des jeunes. Bien encadrés, ils sont capables d’accomplir des choses magistrales.

Les Chœurs des Petits chanteurs de Laval et Temps Fort offrent une performance époustouflante. Photo: Victor Diaz Lamich

L’autre élément qui fait de ce concert une réussite et un must à voir, c’est, pour utiliser une expression à la mode, un parfait exemple de médiation culturelle.

Oui, il y a la musique, inspirée d’un homme marquant, mais encore faut-il savoir qui est Riopelle et ce qu’il a fait pour apprécier cette partition inspirée de sa vie.

Le producteur Nicolas Lemieux a travaillé très fort pour que ce spectacle soit aussi visuel et documentaire. On ne soupçonne pas la difficulté de réaliser un tel tour de force. À elle seule, la négociation des droits d’utilisation des œuvres de Riopelle doit ressembler à un Everest.

Le producteur Nicolas Lemieux a travaillé très fort pour que ce spectacle soit aussi visuel et documentaire. Photo: Victor Diaz Lamich

Mais Lemieux n’a reculé devant rien pour que son projet soit également didactique. Pas un didactisme plat, quelque chose de flamboyant comme les œuvres de Riopelle. En passant les éclairages sont somptueux.

Chacun des 5 actes de la symphonie est précédé d’extraits de la grande entrevue que Jean Paul Riopelle a accordée à Fernand Seguin au Sel de la semaine en 1968. Dans cet échange mémorable, on sent que les deux hommes connectent. Malgré leur parler pointu, ils sont naturels et concrets. Le peintre se révèle beaucoup par rapport à son expression artistique.

Pardonnez-moi de ramener ça à moi, mais j’ai retrouvé dans ces extraits d’entrevue, le même discours que Riopelle m’avait servi lorsque je l’ai rencontré à L’Île-aux-Grues en 1991. Par exemple lorsqu’il parle de la transe dans laquelle peindre le mettait, au point de ne pas savoir combien de temps il met à faire un tableau. Il m’avait aussi parlé de cette éternelle insatisfaction qui l’habitait, qui l’obligeait constamment à retourner dans son atelier pour essayer de faire mieux.

Revenons au concert.

Pour ajouter à l’effet qu’il fait sur nous, il y a cette présence d’un support visuel impressionnant, providentiel pour entrer dans l’univers de Riopelle. Chaque acte est illustré d’œuvres du peintre. Marcella Grimeaux a fait un travail colossal pour nous faire voir la diversité et la sophistication de l’œuvre de Riopelle, et l’abondance de sa production.

Marcella Grimeaux a fait un travail colossal pour nous faire voir la diversité et la sophistication de l’œuvre de Riopelle, et l’abondance de sa production. Photo: Victor Diaz Lamich

Comme cet homme a travaillé dans sa vie! L’ampleur de sa production est impressionnante.

Des cinq actes, le dernier est le plus poignant autant musicalement que visuellement. Évidemment, c’est la période des oies et de la peinture à l’aérosol. Il y a une telle fulgurance dans ces tableaux réalisés à partir des années 1980.

L’acte V, nommé Aeternitas, commence avec une envolée d’oies blanches, au ralenti. Leur nombre est hallucinant. M’est alors revenu en tête ce qu’il m’avait dit en 1991:

«Les oies, je ne suis pas arrivé à en faire autant qu’il y en a dans le ciel. Tant que je n’aurai pas réussi à en faire autant qu’il y en a dans le ciel, je ne pourrai pas m’arrêter.»

Un an plus tard, il faisait sa fresque Hommage à Rosa Luxemburg.

Ces souvenirs dans ma tête et les chœurs qui reprennent les fameux mantras du disque de Serge Fiori paru en 2014, m’ont finalement amené à conclure hors de tout doute que ce projet un peu fou est une extraordinaire réussite.

Un orchestre fabuleux, des chœurs grandioses, des compositeurs inspirés, une Fondation Riopelle ouverte et généreuse, tous ces efforts pour célébrer un de nos plus grands artistes, ça m’a rappelé la fameuse phrase de René Lévesque (dont on célèbre aussi le centenaire): «On est quelque chose comme un grand peuple.»

Et quand on sort de Wilfrid-Pelletier, on tombe sur un magnifique Riopelle! Dire qu’on avait fini par ne plus le remarquer!

Comme dirait Raoul Duguay (qui était présent à la première): «Toutte est dans toutte. Toutte est au boutte.»

Jean-Paul Riopelle ▪ La Bolduc ▪ 1964 ▪
© Succession Jean-Paul Riopelle / SOCAN (2017)