La chronique Société et Culture avec Claudia Larochelle

Auteur(e)

Claudia Larochelle

Claudia Larochelle est auteure (Les bonnes filles plantent des fleurs au printemps, Les îles Canaries, Je veux une maison faite de sorties de secours - Réflexions sur la vie et l'oeuvre de Nelly Arcan, la série jeunesse à succès La doudou, etc.) et journaliste spécialisée en culture et société. Elle a animé pendant plus de six saisons l'émission LIRE. Elle est chroniqueuse sur ICI Radio-Canada radio et télé et signe régulièrement des textes dans Les Libraires et Elle Québec. Elle est titulaire d'un baccalauréat en journalisme et d'une maîtrise en création littéraire. On peut la suivre sur Facebook et Twitter @clolarochelle.

Féminicides – Une histoire mondiale, un ouvrage essentiel et inédit

Au moment où j’écris ces lignes, 14 féminicides ont eu lieu au Québec en 2022. L’une de ces femmes s’appelait Donna et avait 69 ans. On en dénombre 99 en France. L’une de ces femmes s’appelait Edwige et avait 35 ans. Dans Féminicides – Une histoire mondiale, un ouvrage essentiel et inédit, autant scientifique que politique, la tragédie des femmes tuées parce qu’elles sont des femmes est mise en lumière comme jamais elle ne l’a été auparavant, témoignant d’une manière hors de l’ordinaire de ce continuum de violences qui s’exerce contre elles depuis la préhistoire. Pour parvenir à ce tour de force impressionnant de plus de 1000 pages, l’historienne française Christelle Taraud a réuni les meilleures spécialistes mondiales du sujet et c’est à couper le souffle. Entretien avec cette épatante initiatrice.



Claudia Larochelle: Bravo. Si je suis impressionnée par la qualité des textes liés aux féminicides, je suis en même temps atterrée de constater qu’on ait pu en faire une encyclopédie… Rien de moins. C’est donc la confirmation que ces crimes précis existent depuis la nuit des temps, bien que le terme, lui, soit assez récent.

Christelle Taraud: Le terme «féminicide» est né au Mexique au début des années 1990 au sein d’un milieu particulier de chercheuses et d’activistes mexicaines en conversation plus large avec l’ensemble du continent américain, et même les Caraïbes, face à ce qui se passait à Ciudad Juárez, au nord du Mexique, alors que des femmes disparaissaient dans le plus total désengagement des autorités. Puis, des corps seront retrouvés dans des fosses communes ou des décharges isolées, jetés comme des déchets. Elles ne sont pas seulement mortes, mais sur-tuées la plupart du temps, ayant subi des violences, mutilations, démembrements pré ou/et post-mortem. Il y a eu des profanations de corps aussi. À partir de là, le mot est apparu et a fait son chemin un peu partout depuis.

Christelle Taraud, auteure de «Féminicides – Une histoire mondiale». Photo: Charlotte Krebs Reid Hall Centre universitaire de Columbia à Paris

C.L. : Et ce n’est que maintenant que ce livre existe. Enfin.

C.T.: La force de frappe des universités nord-américaines, canadiennes et états-uniennes sur ces questions de femmes, de genres, de sexualité aurait pu laisser présager que ce soit une équipe nord-américaine qui lance un projet comme ça… Il y a là plus de moyens, plus de travaux, normalement plus d’argent. Mais l’important, c’est que ça se soit fait. Ça comble un manque, ce qui, je crois, était nécessaire. C’est le monde entier qui a travaillé sur ce projet, j’ai mobilisé des auteures et des auteurs sur les cinq continents, et je crois que c’était essentiel pour arriver à avoir cette densité chronologique et géographique d’avoir recours à des gens qui savent de quoi on cause.

C.L.: Je dois dire, et j’insiste, que votre ouvrage, bien que massif, est accessible à tout le monde, et c’est aussi ce qui fait sa force et son unicité.

C.T.: Ce n’est pas qu’un livre académique. Le savoir qui est regroupé est éclaté dans tellement de productions, de livres, d’articles. C’est un formidable outil pour riposter, on a 1000 pages pour prouver par des faits, par des concepts et des références que ce que nous disons est juste. C’est une arme très, très précieuse qui s’adresse à tout le monde.

Je me suis rendu compte assez vite que l’expertise scientifique était évidemment très importante, que c’est la base documentaire du livre, mais que pour comprendre ce que j’ai décidé d’appeler le «continuum féminicidaire», il fallait avoir recours à d’autres expertises. Et c’est pour ça que dans le livre on a aussi des militantes et des activistes, et Dieu sait qu’elles sont essentielles à notre survie collective en tant que femmes et que leurs actions sont tellement mal visibilisées, en particulier pour les militantes de terrain, celles qui sont dans des associations, qui récupèrent les femmes battues, violées, harcelées, les victimes d’inceste, les enfants aussi, qui deviennent parfois victimes des féminicides. Il y a aussi des artistes, des journalistes, parce que beaucoup d’entre elles sont mortes pour faire sortir des sujets concernant les violences faites aux femmes. Les survivantes et leurs proches aussi font partie de toutes ces voix qui devaient être là, être lues.

C.L.: Ça démontre aussi que c’est beaucoup par la sororité qu’arrivent les solutions.

C.T.: Exactement, et la grande réussite de ce livre, c’est d’avoir créé une sororité inclusive parce que nous avons non seulement une sororité entre les femmes qui l’ont constituée, mais nous avons incorporé des hommes, des hommes qui sont d’accord avec le projet politique de sortie du patriarcat et qui accompagnent notre livre dans une «sororité renforcée», une sorte de «sororité mixte». Tous les hommes qui acceptent d’abandonner la masculinité hégémonique acceptent d’être nos sœurs. Ils sont les bienvenus à partir du moment où ils sont dans le souci de construire un monde qui soit plus respirable pour tout le monde.

 

C.L.: L’heure est grave partout, on s’entend, mais est-ce qu’il y a un endroit sur Terre où c’est particulièrement corsé?

C.T.: Sur le continent asiatique, il y a une véritable politique d’assassinats des filles avant même qu’elles naissent. En Chine, en Inde, il y a des infanticides, on parle de millions de femmes qui ne sont pas nées ou qui meurent dès la naissance. Dans la partie 7 du livre, une journaliste courageuse (Gita Aravamudan) est l’une des premières en Inde à avoir alerté la société indienne sur les dégâts que produisaient ces fœticides de masse à l’échelle du pays entier. Elle dit, en gros, qu’en Inde aujourd’hui, il y a à peu près 899 filles qui naissent pour 1000 garçons et d’ici à 2030, les choses vont s’accroître dans le mauvais sens parce que malgré toutes les politiques qui ont été mises en place par le gouvernement indien pour stopper l’hémorragie de filles, on continue à tuer massivement des fœtus féminins. Il est probable que d’ici à 2030, il manque des millions de filles. Concrètement, ça a des répercussions importantes sur le statut des femmes, sur les mariages précoces, les mariages forcés, sur la polyandrie forcée… Dans certains coins, c’est une fratrie entière qui épouse une femme qui devra servir sexuellement et domestiquement l’ensemble de la famille, évidemment sans le consentement de la femme. Bref, ça a des répercussions sur l’esclavage sexuel, sur la prostitution forcée, etc.

C.L.: Et inversement, à l’opposé de ces cas extrêmes, il y a quoi?

C.T.: Ce sont des univers très différents de nos grandes sociétés urbaines et modernes… Il s’agit d’endroits empreints de ce qui reste des sociétés matrilinéaires des peuples premiers, par exemple. On en retrouve dans certains endroits comme en Océanie, en Papouasie–Nouvelle-Guinée, dans certains coins de la Chine, dans certaines communautés africaines. Pour nous, ce serait assez problématique de nous déplacer vers ces modèles-là, car il ne s’agit pas de modèles égalitaires. On ne veut pas chercher à créer des sociétés matriarcales qui seraient des sociétés d’agressions, de violence dirigée vers les hommes. L’objectif, ce n’est pas de renverser les choses, vous savez, mais bien d’aller vers un monde où tout le monde va pouvoir vivre correctement.