Graces au Théâtre Jean-Duceppe: courez-y!
Voulez-vous une raison de plus de fantasmer sur l’Italie, en dehors des pâtes, du vin et de la fontaine de Trévi? Graces, le spectacle. Et, grâce à toutes les déesses de la terre – et quelques apollons… –, ça tombe donc bien, c’est justement présenté par Danse Danse au Théâtre Jean-Duceppe, à Montréal. Ça faisait longtemps qu’un événement ne m’avait pas réjouie, émue, inspirée et émoustillée à ce point, et en même temps, s’il vous plaît! Pour vrai, courez-y, c’est de l’or sur scène qui explose de ses mille paillettes, le tout auréolé d’une salvatrice transgression. Alléluia.
Ce doux mélange exaltant encensé en Italie, notamment par le célèbre et réputé magazine Danza & Danza qui l’a sacré meilleur spectacle de l’année, a été créé par Silvia Gribaudi, une chorégraphe et artiste performeuse qui est assurément assez brillante et utile pour avoir ancré sa plus récente création dans un questionnement lié au culte de la beauté et à l’obsession de correspondre aux dictats et aux codes stéréotypés qu’on balance depuis trop longtemps aux sociétés industrialisées.
Puisque le monde change, s’emmieute, j’ose espérer, misant sur une valorisation des diversités corporelles, Graces mène, sans appuyer le message, une lutte à l’objectification des corps, aux perceptions sexistes, péjoratives, contraignantes devenues rétrogrades et s’évertue à repenser la beauté en dehors des «normes» anxiogènes pour qui veut y correspondre.
Gribaudi a ainsi imaginé avec génie un cri du cœur percutant, subtil croisement entre la danse et le théâtre, et qui ne saurait être mieux à propos en Europe comme en Amérique du Nord, où rien n’est encore gagné, hélas, dans la course aux idéaux esthétiques.
Graces, c’est plusieurs pas dans la bonne direction, avec l’artiste italienne sur les planches, accompagnée de trois danseurs en chaussettes et caleçon noirs, «réduits» à leur corps sculpté, dans le sens symbolique de la sculpture néoclassique Les trois Grâces, créée par Antonio Canova entre 1812 et 1817 et référence universelle de la beauté, des proportions et de la mesure. Ensemble, ils déconstruisent cette référence avec beaucoup d’humour, d’ironie, d’autodérision, voire de cocasseries en explorant une gestuelle, une parole, un mouvement scénique, une posture à contre-courant des idées reçues.
La démarche opère si bien qu’on ne voit qu’elle, elle dont le corps agile et fort va à l’encontre du mythe de la belle danseuse aux lignes parfaites, au port altier, mi-sérieuse, mi-servile, soumise inévitablement à l’approbation des regards scrutateurs. Gribaudi s’en moque, joue de son corps et des clichés, embarquant dans son élan les danseurs convoqués dans les rôles habituellement tenus par les femmes.
Jouissive prestation, donc, quand on n’en peut plus de devoir se conformer, se forcer à suivre des régimes, s’entraîner au gym – même quand c’est plate –, rester jeune le plus longtemps possible, étirer le temps, toujours, comme les muscles, jusqu’à se rendre malheureuse, jamais satisfaite, parce que s’accommoder, se libérer des chaînes des injonctions esthétiques se serait courber l’échine, abandonner la course à la perfection, se rebeller en quelque sorte.
Gribaudi est volontiers rebelle. Ce souffle transposé sur scène avec grâce ou disgrâce – dépendamment du point de vue –, libère toutes les tensions, honore le simple plaisir «d’être dans son corps», de le voir vivre, se déployer, dominer les hommes et l’hommerie et donner le plus beau coup de pied au derrière des refrains dépassés. Amen.