Marché locatif: il faut sortir du Far West (2)
Hausses indécentes, loyers exorbitants, pénurie de logements, évictions sauvages… le marché locatif se dégrade et contribue à la surchauffe dans la vente immobilière. Les quelques balises qui l’encadrent ne suffisent plus à protéger les locataires, à freiner cette escalade de prix et la diminution des loyers à prix abordable. Résultat: des aînés évincés de leur résidence pour aînés (RPA) et des familles réduites à habiter des taudis à prix prohibitif. À quand de nouvelles règles? À quand le développement du logement social? Que fait le gouvernement à part la sourde oreille?
Pour choquante qu’elle soit, l’éviction sauvage des 221 locataires de la résidence pour aînés Mont-Carmel à Montréal, qui a fait la manchette, n’est pas un cas unique, malheureusement. Entre 2015 et 2019, 430 RPA ont ainsi été fermées, privant de services des milliers de locataires aînés qui peinent à se reloger.
Qu’un propriétaire de RPA ait ainsi le droit de se libérer de ses obligations avec un simple préavis de six mois n’est qu’une autre des multiples illustrations du laisser-faire qui pourrit le marché locatif au Québec. Et le cas des RPA n’est qu’un des symptômes aigus de la surchauffe et de la dégradation du marché locatif.
Dans un précédent éditorial, nous avons vertement dénoncé les carences de règles pour la vente des maisons. Or, si le marché immobilier explose et dégénère au Québec, c’est à la base parce que le marché locatif est malade depuis plusieurs années. Il est de plus en plus difficile au Québec de se trouver (et de conserver) un appartement décent à prix abordable. Cette situation pousse de plus en plus de locataires potentiels vers le marché de l’immobilier, les forçant parfois à consacrer plus de 50% de leur revenu familial pour se loger – alors que la norme d’abordabilité est de 30%.
Et que fait le gouvernement? Rien, si ce n’est de demander au secteur privé de combler le manque, sans s’attaquer à la base du problème qui est justement l’absence d’alternative au secteur privé, davantage porté à la spéculation qu’à l’engagement «social».
Se loger au Québec
Sur 3,5 millions de ménages québécois, 1,4 million, soit environ le tiers des ménages, sont locataires et 10% d’entre eux habitent une RPA.
À Montréal, la proportion de locataires est bien plus importante: des 780 000 ménages montréalais, les deux tiers sont locataires. Pour Montréal seulement, il manquerait 40 000 logements à prix abordable, selon la Société canadienne d’hypothèque et de logement (SCHL), pour répondre à la demande. Et le déficit, toutes proportions gardées, s’étend aujourd’hui à d’autres régions.
Les locataires montréalais ont été les premiers, il y a 20 ans, à subir les affres de taux d’inoccupation très bas, sous les 1%. Depuis, le problème s’est étendu à la grandeur du Québec. Cela s’est aggravé sous l’effet combiné des conversions de logements en condos, mais aussi à cause d’Airbnb, qui nuit au parc locatif régulier. Si le taux d’inoccupation à Montréal est actuellement de 3,7%, c’est au prix de hausses de loyer vertigineuses.
Manque d’encadrement
Le Québec a beaucoup innové il y a deux générations en créant un système de bail uniforme et une Régie du logement (en 1980), devenue le Tribunal administratif du logement depuis 2020. Or, le fait que le gouvernement Legault ait transformé une régie en tribunal en dit long sur son intention: l’État va arbitrer plutôt que régir.
En fait, la réglementation n’a pas beaucoup évolué depuis sa création, pas plus que le bail. De plus en plus de propriétaires trouvent des moyens de contourner leurs obligations à travers les évictions sous couvert de rénovations (appelées rénovictions) et d’autres procédés très douteux comme les conversions de RPA en condos ou en immeubles à logements ordinaires.
Les RPA sont l’illustration parfaite du manque d’encadrement auquel font face les locataires. Les 130 000 unités existantes représentent 10% du parc locatif québécois. Elles sont pour l’essentiel privées, mais il s’agit d’ensembles immobiliers d’un genre particulier puisque leur vocation sociale est appuyée.
Or, la loi autorise au propriétaire un préavis de seulement six mois pour signifier l’éviction des locataires, alors qu’on parle ici de personnes souvent âgées, qui s’étaient établies là pour les services qu’on leur offrait et pour qui un déménagement est difficile. Sans compter que ces locataires plus vulnérables peinent à trouver un autre logement abordable.
De plus, le gouvernement encadre très mal les règles de vente des RPA dont les nouveaux acheteurs n’ont, bien souvent, aucune intention de conserver la vocation sociale de leur immeuble, une situation que déplorent des organismes comme le Réseau FADOQ.
Les rénovictions et les hausses de loyer astronomiques ne touchent pas que les RPA, mais bien tout le parc locatif, et doivent être mieux encadrées, pas par arbitrage, mais par des règles et lois avec plus de mordant.
Le logement social… pas seulement des HLM
Pour sortir du problème, il faut d’une part cesser de croire que le marché immobilier est strictement l’affaire du secteur privé, et d’autre part, cesser de considérer le logement social, très développé dans plusieurs pays du monde, comme une solution de pis-aller, et un «logement de pauvres».
Au Québec, le logement social ou communautaire représente moins de 12% du marché locatif. Dans la plupart des pays européens dont s’inspire le Québec pour son modèle social, cette part est beaucoup plus élevée – 17% en France, 18% au Royaume-Uni, 19% en Suède, 21% au Danemark, 24% en Autriche, 30% aux Pays-Bas. Et cas extrême à Singapour, le taux est de 80%. Dans tous ces pays, ces logements ne sont pas réservés qu’aux gens à faibles revenus ou défavorisés.
Ici, la notion de logement social est souvent réduite à celle des HLM (habitations à loyer modique). Il faut dire qu’au Québec, le logement social s’est principalement développé par l’entremise des HLM, qui représentent 47% des 160 000 logements sociaux québécois. Ces HLM sont la propriété des Offices d’habitation municipaux. Ils proposent des logements à prix très abordable, mais leur gestion est lourde, avec tous les avantages et les défauts d’une administration publique.
Il existe deux autres types de logement social: les coopératives et les OBNL d’habitation (organisations à but non lucratif). Ces deux types de logements sont en réalité «privés», mais avec une vocation particulière.
Les coopératives (30 000 unités actuellement) sont un regroupement de locataires qui visent à acheter ou à construire en commun dans le but de louer leur logement. De par la loi, une coopérative est un organisme résolument privé, mais dont la vocation est de loger ses membres à moindre coût. Pour y entrer, il faut y être admis et accepter le projet commun (quand il y en a un), y compris des règles de participation parfois très strictes, mais les locataires de coopératives sont là pour longtemps.
Les OBNL d’habitation (plus de 50 000 unités), ou OBNL-H, sont des organismes communautaires qui agissent comme promoteur et requérant dans le but de loger une clientèle particulière – femmes victimes de violence, personnes avec divers handicaps ou déficiences, aînés. En général, les locataires sont impliqués dans la gestion de l’immeuble, mais l’OBNL qui l’a créé joue en général un rôle important dans la gestion et au conseil d’administration, conformément à sa mission.
Manque de volonté politique
Ces modèles de propriétés collectives aident à l’équilibre du marché locatif, en soustrayant ces immeubles à la spéculation. Ils garantissent un loyer à coût inférieur (environ au 2/3 du marché commercial privé). Contrairement à divers préjugés, il ne s’agit pas non plus de constructions «bas de gamme»: ces immeubles sont soumis aux mêmes règles de construction que les ensembles privés et doivent se conformer aux mêmes normes d’entretien dictées par les emprunteurs et les assureurs.
Dans le contexte où la population vieillit et où l’on prévoit une pénurie de RPA d’ici 2026, le caractère autonome et vocatif des OBNL-H et des coopératives assurerait un cadre idéal pour un développement viable du modèle RPA.
Le principal obstacle au développement de ce concept: l’inertie des gouvernements. L’approbation des villes ou des organismes subventionnaires est souvent longue à obtenir. Et même quand le soutien public n’est pas nécessaire, les prêteurs hypothécaires et les assureurs renâclent en l’absence de garantie de l’État. Pourtant, les statistiques démontrent qu’il n’y a pas beaucoup de raison de s’inquiéter quant à la viabilité de ces projets. Mais voilà: les institutions financières comme les assureurs ont les mêmes préjugés que la population québécoise vis-à-vis du logement social et le gouvernement ne fait pas grand-chose pour en modifier l’image.
On vient encore d’en avoir l’illustration avec l’intention annoncée de la Société d’habitation du Québec de resserrer les règles d’attribution de logements modiques en contrôlant les revenus des ayants droit. L’idée est que les locataires qui gagnent plus qu’un certain seuil devraient verser une compensation ou quitter l’habitation. Cette décision très discutable, en plus d’entretenir le préjugé que le logement social doit être un logement de pauvre, heurte de front la mission du logement social qui est d’encourager la mixité. Le logement social ne devrait jamais pénaliser des locataires qui ont trouvé le moyen d’améliorer leur sort. Autrement, il ne fait qu’encourager la création de ghettos.
Les villes n’aiment pas beaucoup en général ces types de logements pour une raison bêtement fiscale. Comme leur capacité fiscale est largement basée sur la valeur foncière, plusieurs conseils municipaux sont obsédés par l’objectif de «créer de la valeur». Ces municipalités vont donc privilégier le laisser-faire du marché locatif privé sans encourager les autres options de logement. Or, c’est une erreur grave qui contribue à créer un marché immobilier privé et locatif toxique qui repousse de plus en plus loin toutes les clientèles qui n’ont pas les moyens d’y résider. Ce mouvement encourage l’étalement urbain à outrance, la dépense d’énergie, et contredit tous les principes de mixité sociale et de développement durable. Encore là, il serait de la responsabilité du gouvernement de dicter aux villes le sens de l’intérêt général, mais c’est une responsabilité que le gouvernement ne prend pas.
Une politique d’habitation claire, des règles ou lois solides, le développement du logement social sont des solutions à portée de main… Mais où est donc la volonté politique?