Pour la fin du calvaire musical
Le monde de la musique au Québec ne va pas bien.
«On tombe sur la même feuille que le mini-putt et l’origami», m’explique Joss Tellier, l’ami guitariste (Dumas, Charlotte Cardin, etc.) qui m’a inspiré cette chronique, et qui faisait référence au gouvernement Legault, qui a souvent taxé les arts de la scène de «divertissement» – expression «un peu réductrice» – pour décrire en pandémie la fonction des spectacles, concerts, représentations théâtrales et compagnie.
Ce triste constat est arrivé sur le tapis alors que nous parlions de la pluie et un peu du beau temps – parce qu’il y en a encore – et que je lui racontais comment, depuis deux ans, le monde littéraire québécois s’en sortait bien en comparaison avec le sien, celui de la musique, qui mangeait la claque, idem pour le théâtre, la danse et les arts de la scène en général.
«Ouais. Ça va bien pour moi, mais je sais qu’il y en a pas mal qui l’ont dans l’os. Je ne dis pas que j’ai fait des chefs-d’œuvre, mais j’ai produit cette année quatre trucs qui volent de leurs propres ailes. Je ne sais pas si mon stock est essentiel à quelqu’un, mais le fait de le faire est essentiel pour moi, on va dire.» On ne peut donc pas parler de «divertissement», mettons. «Pour ne parler que d’eux, beaucoup trop de techniciens de scène au Québec se sont enlevé la vie, on parle d’une hécatombe, genre 12 suicides en deux ans. Des musiciens aussi. Certains d’entre eux n’avaient que leur boulot dans la vie. C’est les livres qui m’ont gardé à flot quand je n’avais pas de musique…», précise Joss. Les livres qu’il lit, certes, mais aussi les recueils de poésie qu’il écrit et publie à compte d’auteur.
Comme Joss, qui gagne sa vie depuis plus de 20 ans en musique, j’ai aussi remarqué que la musique est un secteur qui s’était fragilisé au fil des ans dans le virage technologique. La COVID a pour sa part eu raison de quelques artistes, dont certaines têtes d’affiche... «Il y a une petite niche qui va du côté des vinyles, ça, c’est super, mais la marge de profit est vraiment minime. On est loin du temps où tout le monde produisait des CD. Le droit d’auteur avait plus de façons de s’exprimer jadis, il n’y avait pas que le numérique qui jouait», précise-t-il en ajoutant qu’il a connu le temps où on avait des CD… et des cassettes, ce qui fait de lui «un vieux monsieur»! C’est la production qui me sauve, poursuit-il en essayant de sourire. Si je faisais juste de la musique live sur scène, je retomberais à zéro chaque fois qu’on confine. Même pas le droit d’aller jouer dans le métro! Mais là, on n’est pas les seuls, je ne parle même pas de la danse!»
Exact. Il n’est pas le seul à ne pas avoir apprécié que les arts de la scène ne soient pas pris plus au sérieux. Dans un émouvant texte paru dans Le Devoir du 25 janvier, Marcelle Dubois, directrice générale et codirectrice artistique du théâtre Aux écuries, écrivait ceci: «Le milieu des arts vivants est en train d’intérioriser le fait qu’il n’est pas essentiel. […] On dit aux artistes des arts vivants et à leurs amateurs que ce sont eux qui sont de trop dans le montage de notre société. En ce moment, on choisit, on oriente l’imaginaire de notre société. En ce moment, on privilégie un type de sens à un autre. Et devant ce discours violent, le milieu des arts vivants est en train d’intérioriser cette violence.»
Si les artistes ont hâte de retrouver les planches, qu’en est-il du public? «J’ai peur que les gens finissent par être habitués à ne plus aller voir de show. Ça demande un effort. Juste l’hiver, se déplacer, pour certains déneiger la voiture, prendre la route, pour d’autres, faire garder les enfants… On dirait qu’on a perdu l’habitude», observe Joss.
Je comprends son point, sa crainte. S’encabaner a radicalement changé nos habitudes de vie. En même temps, dans l’ouvrage Une époque mélancolique?, un dialogue avec Jérémie Peltier, directeur des études à la Fondation Jean-Jaurès en France, la productrice et animatrice de l’émission Remède à la mélancolie, présentée sur France Inter, Eva Bester, note ceci au sujet des arts: «C’est selon moi, la façon de fuir la plus confortable. Il y a les paradis artificiels, qui hélas ont des effets secondaires; mais s’il n’y avait pas d’effets secondaires dans les paradis artificiels, nous serions un peuple de drogués. Parce que c’est quand même ce qu’il y a de plus délicieux, avoir l’impression qu’une communion est possible […] Ce sentiment se ressent surtout avec les paradis artificiels, ou avec la foi religieuse, avec des choses qui exaltent. Quand on a mis de côté les paradis artificiels, quand on a mis de côté la foi religieuse, quand on a mis de côté un certain nombre de choses qui peuvent paraître… […] Eh bien, il reste l’art.» Se rassembler autour, en jaser après, c’est une communion entre mortels dont plusieurs se sont ennuyés. Le faire devant la télé le dimanche soir, ce ne sera jamais aussi transcendant que dans une salle de spectacle, j’en demeure convaincue.
J’ajoute une couche à mon plaidoyer culturel en revenant à la musique avec les propos du psychologue cognitiviste de l’Université McGill Daniel Levitin, qui a réussi à démontrer concrètement qu’elle agit sur notre cerveau de la même façon que la drogue ou le sexe peuvent le faire. Oui, oui. On serait fou de s’en passer, tsé. «Son hypothèse était que l’écoute de notre chanson préférée enclenche le système opioïde endogène du cerveau — celui qui nous apporte une sorte de récompense —, comme le fait la consommation d’une drogue forte. Pour le démontrer, il a administré une dose de naltrexone, un médicament utilisé comme neutralisant dans le traitement de la dépendance aux opiacés, aux cobayes de l’expérience avant de leur faire écouter leur chanson favorite. La naltrexone est reconnue pour atténuer les émotions tant positives que négatives. Pour comparer les réactions, des cobayes ont également reçu un placebo», rapporte la journaliste Émilie Perreault dans son récent essai Service essentiel – Comment prendre soin de sa santé culturelle, qu’il fait bon relire en ce moment précisément. «L’hypothèse du professeur Levitin a été confirmée: "Les témoignages des sujets — les impressions qu’ils ont ressenties et dont ils nous ont fait part après l’expérience — étaient fascinants. L’un d’entre eux nous a dit: "Je sais qu’il s’agit de ma chanson favorite, mais je ne ressens pas la même chose que d’habitude en l’écoutant." Un autre sujet nous a affirmé: "C’est une belle chanson, mais elle ne vient pas me chercher."" Bref, cette étude confirme que les mécanismes chimiques cérébraux enclenchés par la consommation de drogue ou par le plaisir sexuel sont les mêmes qui agissent sur le bien-être qu’on ressent en écoutant de la musique», ajoute la journaliste.
Il y a des moments de grâce qui nous attendent en retournant en salle. De grands frissons. Se divertir ne fait pas ça. Manger, aimer, respirer, oui.