La chronique Voyage de Marie-Julie Gagnon

Auteur(e)
Photo: Mélanie Crête

Marie-Julie Gagnon

Auteure, chroniqueuse et blogueuse, Marie-Julie Gagnon se définit d’abord comme une exploratrice. Accro aux réseaux sociaux (@mariejuliega sur X et Instagram), elle collabore à de nombreux médias depuis une vingtaine d’années et tient le blogue Taxi-brousse depuis 2008. Certains voyagent pour voir le monde, elle, c’est d’abord pour le «ressentir» (et, accessoirement, goûter tous les desserts au chocolat qui croisent sa route).

Un Japonais aux îles de la Madeleine

Il y avait un moment que je voulais goûter la cuisine de Takanori Serikawa – que tout le monde appelle Taka –, ce peintre d’origine japonaise qui a ouvert un restaurant à L’Étang-du-Nord en 2004. Précisément, depuis le jour où je suis tombée sur cet article publié dans le journal La Presse en 2012. Moins d’une semaine après l’avoir lu, alors que je venais d’arriver aux Îles, j’ai tenté d’avoir une réservation. Sans succès. Il faut dire que l’espace est limité chez Capitaine Gédéon. Une petite pièce permet d’accueillir un groupe et une autre, un couple et jusqu’à quatre personnes.

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Trois ans après cette première visite aux îles de la Madeleine, mon vœu vient enfin exaucé.

Au moment où j’écris ces lignes, je me demande si j’arriverai à avaler quoi que ce soit au cours des 24 prochaines heures (années?). Les sept services concoctés par ce personnage qui détonne dans ce coin de pays où tout le monde semble être parent avec tout le monde m’a rempli le ventre, mais aussi les yeux. Chez Taka, chaque plat est une œuvre d’art en soi. L’esthétisme et le souci du détail sont au cœur de l’expérience. «C’est le croquis dans l’assiette», répond-il simplement quand je lui passe la remarque.

Qu’est-ce qu’on mange, chez Taka, au fait? Des fruits de mer et du poisson, bien sûr. Des algues. Des sushis nigiris (thon, maquereau, pétoncle, crevette et saumon). Un surprenant filet de loup marin servi avec du bok choy. Un chawanmushi que sa femme, qui fait le service, décrit simplement comme une sorte de soupe japonaise. Des légumes frais. Pas de menu: on nous apporte les plats les uns à la suite de l’autre.

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De chaque côté de la pièce où ont défilé des plats tous plus savoureux les uns que les autres, deux grandes toiles inspirées du décor que le cuisinier contemple quotidiennement depuis plus d’une décennie ornent les murs. «Il y a deux faces aux Îles, glisse-t-il: le côté pastel qui est calme et le côté plus agressif. J’aime les deux.»

Il me faut le cuisiner un peu pour qu’il me raconte son histoire – qu’il a bien dû devoir débiter des centaines de fois, le pauvre. En gros, toutes mes questions convergent vers celle-ci: pourquoi les Îles? La réponse relèvera de l’évidence… tout en étant complexe.

«Mon premier métier, c’est la peinture.»

Retour en arrière dans le Japon des années 1970. Takanori Serikawa a acquis une certaine notoriété. Sa carrière va bon train. Il décide de transporter ses pénates à Paris pendant un an, où il prépare une exposition. En 1981, il met le cap sur Montréal, plus précisément Outremont, où il restera plus d’une vingtaine d’années. Outremont devient l’«amie» de Kamakura, sa ville d’origine. Un beau jour débarque une jeune femme originaire d’une ville de bord de mer qui se trouve à une cinquantaine de kilomètres de Tokyo. Les allers-retours seront nombreux par la suite…

«Cela fait maintenant 18 ans que nous sommes ensemble», confie-t-il (non sans avoir tenté de refiler la pénible tâche de relater cette partie de sa vie à sa douce). En 1986, il expose une cinquantaine d’œuvres grand format à New York. «Attendez, je vais aller vous chercher le livre!» s’exclame-t-il avant de monter à son bureau.

Quelques minutes plus tard, il réapparaît avec des photos de quelques-unes de ses œuvres et ledit livre, qui présente des toiles de 1997 à 2001, alors qu’il développait une série de gigantesques racines d’arbres.

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Sur les photos de tableaux datant des années 1980, on découvre un artiste aux préoccupations bien différentes de celles d’aujourd’hui. «The Encounter», réalisé en 1984, met en scène des personnages à la mine soucieuse devant un arbre.  À la place des feuilles poussent des cartes à jouer.  «Notre destinée est déjà décidée», explique-t-il. Un autre tableau montre une femme enceinte enlacée par un squelette. «Ça, c’est la période "drogue Montréal"», lance-t-il en esquissant un sourire. Puis, il ajoute : «Son enfant est mort, mais elle ne le sait pas encore.»

Quand je lui fais remarquer le bébé d’une autre toile tout aussi glauque, il explique simplement : «À cette période, ma fille était déjà là et me dérangeait dans ma peinture.» La fille en question est aujourd’hui trentenaire et travaille comme avocate à Montréal. «Elle vient régulièrement aux Îles.»

De la peinture à l’art culinaire

Déjà, à Montréal, l’artiste travaille dans la restauration. Si, au départ, Capitaine Gédéon était aussi un gîte, aujourd’hui, seul le restaurant occupe le couple. Ouvert pendant l’été et une partie de l’hiver, l’établissement n’a ni site Web, ni page Facebook. Le propriétaire mentionne fièrement que sa seule publicité est le bouche-à-oreille. Quelques mois par année, Taka peint, alors que sa femme tisse.

Le menu du resto a très peu changé au fil des ans, les gens souhaitant retrouver ce qu’ils ont aimé selon le chef, qui a son propre espace au Jardin du Havre Vert. Pour lui, aucun compromis possible: il veut la meilleure qualité. Chaque légume et herbe qui poussent là-bas a été sélectionné avec soin. «Je suis têtu», répète-t-il. Les produits typiquement japonais sont rapportés par sa femme, qui se rend dans leur pays d’origine deux fois par an. L’accompagne-t-il parfois? «Non, moi j’ai des maux de dos.»

Ces mêmes maux de dos lui font réaliser qu’il devra peut-être cesser de cuisiner un jour. Quand? Il ne le sait pas encore. Mais il y songe de plus en plus... Et puis, il y a la peinture. Son premier amour n’est jamais bien loin, même s’il admet aimer alterner entre l’aspect plus solitaire de l’art et le côté social de la restauration.

Dans son livre, un propriétaire de galerie d’art écrit à son sujet, afin d’expliquer comment il exprime son individualité: «Et un jour, il a rencontré la question existentielle de son propre être. Il ne l’a jamais rencontrée ni au Japon, ni en France, ni aux États-Unis. Elle l’attendait en silence dans la nature du Canada.»

Alors, pourquoi les Îles? «Parce que je les ai aimées dès que je suis arrivé.»

Il n’en dira pas plus. Pas grave: il me suffit de regarder les toiles sur le mur pour entendre la suite.

Merci à Tourisme Îles de la Madeleine, à Québec Maritime et à Tourisme Québec.