La mort au temps du virtuel
Vous faites peut-être partie de mes 4 892 amis Facebook. Je dis «amis», mais seulement une cinquantaine d’entre vous assisteriez à mes funérailles et cinq ou six me visiteriez à l’hôpital s’il m’arrivait quelque chose de grave.
Pourtant, grâce à Facebook, j’ai l’impression qu’on est proches, vous et moi. Grâce à vos clichés, je sais que Maryse P. vient d’accoucher, que la fée des dents est passée chez les Grenier-Thibodeau, que Claudette D. et Réjean P. ont cuisiné en couple leur première tarte aux pommes de la saison. Je ne pouvais pas la sentir, mais ça semblait bon sur cette photo prise dans leur cuisine style IKEA. Tiens, on a les mêmes assiettes!
Dans un autre registre, la semaine dernière, sur Facebook, j’ai appris que Frédéric B. était décédé. Accident de voiture sur l’autoroute 40. Fin trentaine, beau gosse, père de famille en santé, le vent dans les voiles. L’image de la carcasse de sa Nissan Sentra noire a été affichée sur sa page.
Je n’ai jamais rencontré Frédéric S., ou peut-être une fois au lancement du livre d’une amie. Sous une de ses photos, la dernière, prise lors de ce qui ressemble à une épluchette en famille en août dernier, sa grande fille de douze ans commente: «RIP papa. Je t’aimerai toujours…» Un collègue y va aussi de ses condoléances, ainsi qu’une ancienne blonde et sa mère qui remercient tout le monde pour leur soutien.
J’ai beau ne pas connaître Frédéric S., je fixe ses photos le cœur lourd. Je repense à mes morts à moi. Je retourne voir la page d’une amie décédée il y a six ans. Parfois, quand je fais de l’insomnie, je lui écris des petits mots que personne ne peut lire, à part peut-être elle, que j’imagine assise sur son nuage, comme Sophie Faucher ailée dans les publicités de fromage Philadelphia. C’est con, mais ça me fait du bien d’écrire au ciel. Ça m’aide à me rendormir.
Commémorations et tourisme de la mort
Sur Facebook, nos morts continuent de vivre grâce à ces pages de deuil ou de commémoration. C’est d’ailleurs le sujet de After Facebook: À la douce mémoire <3 , une exposition intime et percutante qui, en partenariat avec le Mois de la Photo à Montréal, occupe une petite salle du troisième étage du Musée McCord jusqu’au 10 janvier.
Imaginée par un collectif d’artistes, l’installation simule un cimetière dans lequel neuf stèles funéraires et pierres tombales sont remplacées par des serveurs informatiques. Des milliers de photos tirées de pages commémoratives se succèdent sur des écrans disposés au-dessus de chaque stèle, comme si ces images du défunt prises de son vivant ou lors de ses funérailles devenaient des restes symboliques pour demeurer en lien avec lui dans l’au-delà.
Ainsi, parmi toutes ses photos-hommage en provenance de comptes Facebook de partout dans le monde, on trouve notamment des êtres en phase terminale, des petits bébés intubés (misère…), des animaux aux yeux clos enveloppés dans des couvertures et même – attachez votre tuque avec de la grosse broche – des personnages de jeux en ligne…
Cette expo qui ébranle et émeut peut aussi choquer, voire encourager le «tourisme de la mort», un terme dont m’a parlé une guide au musée et que je ne connaissais pas. J’ai sourcillé en l’entendant. Elle m’a dit que des curieux pouvaient passer des heures sur les réseaux à chercher des pages commémoratives d’inconnus. Je me souviens qu’enfant, j’avais une voisine qui passait ses fins de semaine dans les salons funéraires. Juste pour fouiner. Touriste de la mort ou pas, s’approprier celle des autres, ce n’est pas un peu comme dompter notre propre peur face à elle?
Gestion du deuil à l’ère du 2.0
Si l’acte de photographier un mort dans un cercueil ouvert et de le publier sur Facebook peut pour certains témoigner d’un manque de jugement ou de compassion, il prouve quand même que la gestion du deuil au 21e siècle donne lieu à toutes sortes de comportements façonnés par une époque vécue en grande partie sur les réseaux sociaux. «Ainsi surgissait la photographie du cadavre d’un enfant. Un soldat l’avait extirpé d’un sac et le brandissait devant la caméra. La couche de poussière qui le recouvrait le faisait ressembler aux enfants moulés dans les cendres du Vésuve. Mais c’était aujourd’hui, aujourd’hui. L’œuvre d’une bombe», écrivait l’écrivaine Élise Turcotte dans son toujours très pertinent Pourquoi faire une maison avec ses morts.
Ainsi, ce désir d’observer la faucheuse a toujours existé, seules ses manifestations ont changé. Au 19e et au début du 20e siècle, lorsque les familles américaines ou européennes immortalisaient des dépouilles encore chaudes, le sujet pouvait même être photographié les yeux ouverts, parfois debout, ou dans un groupe, habituellement la famille, comme sur une photo ordinaire… Souvent, ces images représentaient le seul souvenir visuel du défunt. Or, contrairement à aujourd’hui, où le deuil est vécu au grand jour sur les réseaux sociaux, à l’époque, les photos restaient dans la famille, bien que très souvent affichées sur les murs du salon à la vue des visiteurs...
Et si, en perte de repères, ne sachant plus trop à quel saint se vouer, nous en étions rendus là avec nos rites de passage? Si, plutôt que de passer trois jours au salon funéraire, puis au cimetière pour nous recueillir sur une tombe, nous en étions venus à nous arrêter sur la page d’un défunt pour lui écrire un message, en privé ou en public? Peut-être qu’exposer notre tristesse à la planète Facebook ou Twitter sert à contrebalancer le poids de la solitude. Pleurer ses morts seul chez soi fait mal.
Je craque pour…
L’album Limoilou de Safia Nolin
Cette jeune femme a tout pour exploser: la voix, la lucidité, la franchise, les failles, les forces. Cet album fait mal et soulage, sa mélancolie rentre au poste et traduit comme rarement l’exact état des êtres en questionnement ou à la croisée des chemins. Elle se produira à Montréal au festival Coup de cœur francophone, le 10 novembre au Cabaret Lion d’Or.
Le site Sur ton mur
Je viens de me ruiner sur cette galerie d’art en ligne qui vend des impressions en tirages limités et des œuvres originales d’illustrateurs québécois… «Sur ton mur» a été instauré en 2013 par la conservatrice et entrepreneure Shira Adriance et sa belle-soeur, l’auteure et illustratrice Élise Gravel (Le Grand Antonio). Cette galerie regroupe 21 illustrateurs et offre plus de 200 œuvres d’art, dont celles de Michel Rabagliati, Rogé, Iris, Isabelle Arsenault, Cyril Doisneau, Josée Bisaillon, etc.