Éditorial

Auteur(e)

Jean-Benoît Nadeau

Chroniqueur au Devoir et collaborateur au magazine L’actualité, Jean-Benoît Nadeau a publié plus de 1 000 reportages et chroniques, remporté deux douzaines de prix journalistiques et littéraires, signé huit livres, vécu dans trois pays, élevé deux enfants et marié une seule femme.

ALENA et contenu sur le web: un rendez-vous à ne pas rater!

Dans les renégociations de l’ALENA, espérons que Justin Trudeau ne ratera pas le rendez-vous que lui donne l’Europe. Oui, l’Europe! Car l’Union européenne vient de faire entrer la loi sur le droit d’auteur dans le 3e millénaire. Désormais, les grandes plateformes telles Google et Facebook seront forcées de faire respecter les droits des créateurs européens. Un virage que doit prendre le Canada, faute de quoi, c’est l’identité culturelle québécoise et canadienne qui sera diluée, voire menacée.



Comme le Canada et l’Union européenne sont désormais liés par un accord commercial, la nouvelle position européenne vient donner des armes — et du poids — au gouvernement canadien. Le Canada doit saisir l’occasion qui lui est donnée d’affirmer que le commerce électronique doit être soumis, comme le reste, à l’exception culturelle.

L’exception culturelle (aussi surnommée «Convention sur la diversité culturelle») est un dispositif de l’UNESCO dont le nom exact est «Convention sur la protection et la promotion de la diversité culturelle». Essentiellement, cette convention signée en 2005 donne le droit à un État de soustraire la culture des règles habituelles de commerce international. Cette convention est à la culture ce que le protocole de Kyoto avait été pour l’environnement.

Le principe sous-jacent est que la culture n’est pas une marchandise comme les autres. Elle est liée à l’identité et au devenir des nations. Les règles de commerce ne peuvent donc s’appliquer. C’est logique: les États-Unis, avec leur cinéma, leur littérature et leur télé, pratiquent un véritable dumping culturel. Ce dumping, en laminant le secteur économique du pays acheteur, le prive également des moyens d’exprimer sa propre identité à travers ses médias, son cinéma, sa télé, ses livres, ses arts visuels. La notion d’exception culturelle vise à corriger ce problème en donnant aux États la légitimité légale de protéger leur culture.

Dans cette bataille qui a duré près de 15 ans, le Canada, le Québec et la France avaient joué un rôle de premier plan. En 2005, 133 pays avaient voté en faveur de cette convention de l’UNESCO, sauf les États-Unis, bien sûr. Tout de même, signalons ici que les Américains avaient eux-mêmes créé un précédent avec l’Accord de libre-échange Canada–États-Unis, puis l’ALENA, qui reconnaissaient le principe d’une exception culturelle. C’est cette exception culturelle qui autorisait Ottawa et Québec à maintenir ses dispositifs de quotas et de subventions en matière de culture. Les Américains auraient voulu que le cinéma, l’édition, la musique, l’art en général demeurent une marchandise comme une autre. Non seulement le Canada avait dit non, mais il avait trouvé le moyen d’ériger l’exception culturelle en principe de diplomatie internationale à travers l’UNESCO.

Évidemment, depuis ce temps, bien des choses ont changé. Personne en 1987 n’imaginait le potentiel fantastique du web ni non plus que des plateformes alors inexistantes transformeraient totalement les pratiques et les usages de diffusion culturelle.

Mais malgré ces bouleversements, le principe de l’exception culturelle subsiste, même si Ottawa a beaucoup répugné à actualiser l’exception culturelle pour le web.

En fait, Ottawa donne depuis longtemps l’impression d’avoir baissé les bras dans ce dossier. En 2012, la réforme du droit d’auteur a eu pour effet d’affaiblir la protection des créateurs sur le web. Le gouvernement fédéral persiste dans son refus de soumettre les diffuseurs web aux mêmes règles que les diffuseurs canadiens, alors qu’il en aurait le pouvoir. Et à l’hiver 2018, nouvelle dérobade avec l’odieuse «entente Netflix» de la ministre Mélanie Joly. La volée de bois vert que lui a envoyée le secteur culturel québécois fut telle que Justin Trudeau l’a rétrogradée à un ministère subalterne.

Si les négociations sur l’ALENA suscitent tant de commentaires sur la gestion de l’offre, on peut se désoler que personne ne dise rien sur l’exception culturelle. Or, l’exception culturelle est à la société ce que la gestion de l’offre est au secteur agricole. Plus encore puisque la culture touche tout ce qui nous unit.

L’heure est grave, car les Américains veulent imposer de dédouaner le commerce électronique à des seuils très élevés. En pratique, cela réserverait l’exception culturelle aux médias traditionnels, là où la partie ne se joue plus, tout en anéantissant la capacité légale du Canada d’agir là où ça compte vraiment. Le gouvernement canadien ne peut pas ignorer le fait que c’est ce commerce électronique libertaire qui désosse et éviscère complètement le système québécois et canadien en matière de protection de la culture et par là l’ensemble du secteur culturel canadien, y compris les médias. Il doit donc réaffirmer fortement l’exception culturelle, et plus particulièrement dans le commerce électronique. S’il ne le fait pas, c’est toute l’identité canadienne et québécoise qui va reculer de 50 ans. Le fils de Pierre Elliott Trudeau ne peut pas, ne doit pas être insensible à cela.

Photo: Mark Solarski, Unsplash
Photo: Mark Solarski, Unsplash

L'Europe à la rescousse

C’est ici qu’entre en jeu l’Europe. D’abord, la Commission européenne a fortement attaqué les grandes plateformes web afin qu’elles rendent des comptes aux pays en matière de fisc, les poussant à verser des amendes se chiffrant en milliards d’euros. À tel point que Facebook a décidé qu’elle paierait ses impôts là où elle fait commerce (plutôt que de pratiquer l’évitement fiscal en canalisant ses profits vers des paradis fiscaux).

Ensuite, en parallèle, 11 pays européens (France, Royaume-Uni, Suède, Norvège, Pays-Bas, Autriche, Irlande, Luxembourg, Italie, Pologne, Slovénie) viennent d’annoncer qu’ils séviraient en matière d’édition scientifique. On parle assez peu de cette question dans nos chaumières, mais depuis 25 ans, une demi-douzaine de grands éditeurs de revues scientifiques, surtout anglophones, ont noyauté ce secteur au point d’accaparer la quasi-totalité des budgets d’acquisitions des grandes bibliothèques universitaires. De nombreux pays s’en plaignent, de même qu’un grand nombre d’institutions de haut savoir, notamment aux États-Unis. Or, voici que 11 pays européens ont décidé de casser ce système en obligeant leurs scientifiques à publier par un autre canal. Quand on sait que c’est à travers les cercles scientifiques que le web s’est imposé partout sur la planète, la fronde de ces 11 pays européens est significative et le moment où elle se produit n’est pas un hasard.

Et maintenant, voici que le Parlement européen vient renforcer la loi sur le droit d’auteur en donnant des dents aux États dans le secteur du web. Cette réforme cible précisément le commerce électronique et plus largement les pratiques des grands moteurs de recherche et des grands distributeurs. L’article 13 de cette loi les oblige à faire respecter le droit d’auteur. L’article 11, lui, crée un «droit voisin» pour les éditeurs de presse. Ce droit voisin est similaire à celui dont disposent les producteurs quant aux performances artistiques. Autrement dit, ce nouvel article autorise un média à défendre son droit en son nom et en celui de l’auteur qu’il diffuse. En pratique, il obligera ses plateformes à payer des redevances selon un système à définir.

Ce faisant, le Parlement européen proclame une évidence longtemps niée par les libertaires du web: c’est le contenu qui est générateur de circulation et de revenus publicitaires et ses droits doivent être respectés. Pendant les deux années où ce projet de loi était en gestation, les plateformes culturelles se sont battues comme des lionnes pour le faire avorter. Le nouveau cadre légal les forcera non seulement à travailler plus pour l’argent qu’elles gagnent, mais à partager avec les véritables ayants droit des contenus dont elles profitent. Cette réforme du droit d’auteur vient donc renforcer le droit des créateurs et de ceux qui les embauchent (producteurs, médias) à exiger une redistribution plus équitable des revenus. Et elle donne aux États la capacité de faire respecter ce droit.

C’est très fort ce qui se passe en Europe actuellement et il est à espérer que le gouvernement Trudeau, qui a seul autorité au Canada en matière de droit d’auteur et de négociation d’accords commerciaux avec les États-Unis, ne ratera pas ce rendez-vous.

Au fond, ce dont il est question ici, c’est que le gouvernement utilise les pouvoirs qui sont sa prérogative et qu’il a trop longtemps mis de côté.

Le secteur culturel doit donc se mobiliser aussi fortement que les agriculteurs. Premier objectif: forcer le gouvernement Trudeau à affirmer que l’exception culturelle doit s’appliquer au commerce électronique. Deuxième objectif: renforcer l’armement légal du gouvernement Trudeau. En pratique, ça signifie une réforme qui actualiserait le droit d’auteur pour le conformer aux dispositions de son partenaire commercial européen. (Ça tombe bien: le Parlement réexamine justement la Loi sur le droit d’auteur). Il faudrait également modifier les règles du CRTC pour soumettre les géants du web aux mêmes règles que les diffuseurs canadiens.

Parce qu’on est en 2018.

 

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Jean-Benoît Nadeau

Chroniqueur au Devoir et collaborateur au magazine L’actualité, Jean-Benoît Nadeau a publié plus de 1 000 reportages et chroniques, remporté deux douzaines de prix journalistiques et littéraires, signé huit livres, vécu dans trois pays, élevé deux enfants et marié une seule femme.