Éditorial

Auteur(e)

Jean-Benoît Nadeau

Chroniqueur au Devoir et collaborateur au magazine L’actualité, Jean-Benoît Nadeau a publié plus de 1 000 reportages et chroniques, remporté deux douzaines de prix journalistiques et littéraires, signé huit livres, vécu dans trois pays, élevé deux enfants et marié une seule femme.

Le couteau sur la gorge

La saga des frais accessoires

Pourquoi faut-il menacer d’une quasi-crise constitutionnelle pour forcer le ministre Gaétan Barrette à régler la question des frais accessoires, qui est pourtant l’un des bobos les plus évidents du système de santé québécois?



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Le 3 mai dernier, le Réseau FADOQ, appuyé par une vingtaine d’associations, dont plusieurs regroupements de médecins, a déposé une requête en Cour fédérale pour faire cesser la pratique des frais accessoires exigés aux patients des cliniques privées. Cette requête demande à la ministre fédérale de la Santé qu’elle fasse respecter la Loi canadienne sur la santé. Pour faire entendre raison au ministère de la Santé du Québec, la loi l’autorise à retenir une partie des transferts fédéraux.

La menace était tellement grosse que le ministre Barrette, dès qu’il a eu vent de ce qui se tramait, n’a pas attendu la conférence de presse convoquée par le Réseau FADOQ pour réagir et annoncer qu’il éliminerait les frais accessoires. Puis, deux jours plus tard, il en a rajouté en promettant que ces frais seraient éliminés d’ici l’été.

C’était une évidence, puisque la Loi canadienne sur la santé interdit expressément les frais accessoires! Mais il aura fallu faire tout se tintouin pour en finir avec la pratique la plus abusive des cliniques privées québécoises.

Car les frais dits accessoires n’ont d’accessoires que le nom. Il s’agit de suppléments obligatoires exigés des patients au moment où ils sont les plus vulnérables. Et ils ne sont pas du tout accessoires puisqu’ils sont nécessaires, ou du moins présentés comme tels.

Le patient a besoin d’une goutte dans l’œil? On exige un supplément de 80$ (la goutte, elle, coûte 1$). Le patient a besoin d’une anesthésie en coloscopie? On exige 500$ - pour un service qui ne coûte que quelques dollars. En tout, les patients paient entre 50 et 70 millions de dollars par an en frais dits accessoires.

Dans bien des cas, il s’agit de double facturation, puisque le ministère rembourse déjà ce frais. Dans d’autres cas, il s’agit de surfacturation abusive, à 20, 30 ou 80 fois le prix de revient – que le ministère n’accepterait jamais de payer si on le lui demandait.

À l’été 2015, le ministre Barrette avait décidé de couper la poire en deux. Il allait interdire les frais accessoires les plus abusifs, tout en autorisant les frais accessoires «acceptables» par règlement. Ce faisant, il établissait un précédent dangereux, puisque la Loi canadienne sur la santé interdit ce genre de pratique.

Il y a un an, dans un précédent éditorial sur ce sujet, Avenues.ca avait pris position contre cette approche. Les frais dits accessoires qui concernent un soin médicalement requis devraient être payés par la Régie de l’assurance maladie du Québec. Quant à ceux qui constituent un médicament requis, ils devraient être remboursés selon les règles de l’assurance médicaments – à un juste prix.

Devant l’obstination du ministre, le procureur du Réseau FADOQ, Me Jean-Pierre Ménard, a décidé de passer par-dessus la tête de Gaétan Barrette pour interpeler le ministre de la santé fédéral, qui est non seulement le chien de garde de la Loi canadienne sur la santé, mais celui qui autorise les transferts aux provinces.

Il y aurait tout lieu de se réjouir que Gaétan Barrette ait enfin plié – sauf qu’il faut rester vigilant.

Avant qu’on arrive à une entente, qui n’est pas encore négociée avec les médecins, les frais accessoires sont toujours exigés. Et il n’est pas dit que la solution viendra aussi vite que le ministre dit le vouloir: depuis que le ministre Barrette a fait modifier la loi en novembre 2015, le comité tripartite qui devait se réunir pour établir les frais accessoires acceptables ne s’était jamais réuni.

Comme il est clair que le ministre Barrette ne réagit correctement que sous la pression, Me Ménard maintiendra l’action en justice jusqu’à ce qu’il obtienne satisfaction – c’est-à-dire l’interdiction pure et simple des frais accessoires dans la loi québécoise, sans exception. Il n’a pas vraiment le choix: tant que la loi n’interdira pas formellement les frais accessoires, le ministre Barrette, qui fait montre d’une souplesse de ballerine quand il le veut, pourrait bien faire une énième pirouette dans ce dossier.

On pourrait épiloguer longtemps sur la personnalité du ministre Barrette, mais ce serait manquer l’essentiel. Le fait qu’il faille utiliser des tactiques juridiques qui s’apparentent à de l’intimidation pour faire bouger le ministère n’est qu’une preuve additionnelle que le ministre de la Santé est un vaste paquebot à la dérive, au gré du vent, des vagues et des marées.

En janvier dernier, en parlant des problèmes du ministère de l’Éducation, cet éditorial affirmait que le gouvernement devait renouer avec la pratique des grandes commissions d’enquête comme il l’avait fait par le passé pour l’éducation, justement. Il ne s’agit pas ici d’enquêter sur des crimes: il s’agit de voir comment l’on peut améliorer un système complexe qui implique des milliers d’intervenants et qui met en cause l’avenir des Québécois.

Il est anormal que, 47 ans après la création de la Régie de l’assurance maladie du Québec, l’on n’ait jamais mandaté un commissaire indépendant pour examiner l’ensemble du système – et tous ses acteurs: ministre, ministère, syndicats, fabricants, médecins, infirmières, gestionnaires d’hôpitaux, CLSC, patients.

Les Québécois, dans l’ensemble, sont nettement mieux soignés que les Américains – mais moins bien que les Ontariens ou les Scandinaves. Pourquoi? Comment? Tout le monde y va de son explication, mais personne ne met jamais le chapeau. Une grande commission d’enquête sur la santé aurait le mérite d’identifier tout ce qui ne va pas – et tout ce qui marche bien – et de trancher sur la responsabilité de chacun et les actions à prendre.

On serait en droit de s’attendre à ce qu’un gouvernement dirigé par un médecin, et dont le ministre de la Santé est lui-même médecin, reconnaisse que ce qui manque à notre système de santé, c’est d’abord un bon diagnostic. Mais au rayon des cordonniers mal chaussés, on n’aura guère vu mieux – et le paquebot, lui, continue de dériver.

 

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Jean-Benoît Nadeau

Chroniqueur au Devoir et collaborateur au magazine L’actualité, Jean-Benoît Nadeau a publié plus de 1 000 reportages et chroniques, remporté deux douzaines de prix journalistiques et littéraires, signé huit livres, vécu dans trois pays, élevé deux enfants et marié une seule femme.