Éditorial

Auteur(e)

Jean-Benoît Nadeau

Chroniqueur au Devoir et collaborateur au magazine L’actualité, Jean-Benoît Nadeau a publié plus de 1 000 reportages et chroniques, remporté deux douzaines de prix journalistiques et littéraires, signé huit livres, vécu dans trois pays, élevé deux enfants et marié une seule femme.

Le français, un apport à notre PIB

Le Québec n’a pas le pétrole, mais il a la langue française.

La boutade n’est pas gratuite. En cette semaine de la francophonie, il est bon de se rappeler le paradoxe de notre langue, qui nous isole sur le continent, mais nous branche sur le monde. La langue est même un puissant vecteur de richesse dont trop de Québécois saisissent mal la portée.

En Espagne, la multinationale Telefónica et la banque Santander ont toutes deux commandité, à dix années d’intervalle, deux études sur la valeur économique de la langue espagnole. L’objectif était de mesurer l’avantage que l’Espagne tire de son appartenance au club des pays hispanophones. L’Espagne est de taille comparable à la Pologne, mais quel avantage tire-t-elle à ne pas être «toute seul de sa gang», comme on dit?

Les conclusions de ces deux études, malgré des méthodes très différentes, sont identiques: la langue espagnole représente 15% du PIB de l’Espagne. Ce qui signifie que la langue produit plus de richesse en Espagne que n’importe quelle autre industrie.

Il y a gros à parier que le résultat serait similaire au Québec. Sa taille se compare à la Suède ou au Danemark, mais il tire des avantages énormes de son appartenance à un club qui regroupe 300 millions de locuteurs sur tous les continents.

Le français est l’une des six ou sept principales langues internationales. C’est la langue la plus largement enseignée sur la planète, après l’anglais. Le français a le statut de langue officielle dans 33 pays environ – seul l’anglais se classe plus haut à ce titre. Les 817 universités membres de l’Agence universitaire de la Francophonie, issues de plus de 106 pays, forment le plus gros réseau international universitaire, de loin. Les pays francophones représentent 20% du commerce mondial, ce qui fait du français la troisième langue du commerce international. Deux pays du G8 sont francophones, tout comme la moitié des pays de l’Union européenne et du continent Afrique.

En fait, jamais tant de personnes n’ont parlé le français dans l’histoire de notre langue. La langue française est même celle qui, parmi toutes les langues internationales, détient le plus fort potentiel de croissance des 50 prochaines années, à condition bien sûr que les Africains francophones continuent de suivre le rythme de la croissance économique délirante que connaît ce continent.

Dire le potentiel de la langue française ne signifie nullement que l’on nie la place particulière de l’anglais dans le monde actuel. Mais depuis deux siècles, aucune des grandes langues internationales n’a connu de recul malgré la croissance de l’anglais. En fait, tous les autres grands espaces linguistiques – hispanophone, lusophone, germanophone, arabophone, sinophone – se mondialisent, et l’espace francophone occupe une place exemplaire dans ce mouvement.

À l’heure justement où la mondialisation bat en brèche les États-nations, ce sont les langues qui forment les véritables frontières de notre univers. Les civilisations se sont toujours définies par les langues, et ce sera le cas plus que jamais. Les Québécois, et plus largement les francophones du Canada, appartiennent à une très grande civilisation mondiale d’un genre qui n’a jamais vraiment existé – et dont ils devraient être fiers.

Au Québec, cette vision de la modernité francophone – très peu répercutée dans les médias – a un sens politique, car elle attaque ce qu’il convient d’appeler le «chœur des lamentations» qui carbure au déclin et au problème du français. Certes, la francisation des immigrants et des entreprises, l’analphabétisme de masse et le laisser-aller en matière de langue sont des enjeux très réels pour le Québec.

Mais à ne voir que les arbres au lieu de la forêt, les Québécois risquent le repli sur soi et l’enfermement. C’est le syndrome du village d’Astérix, peuplé d’irréductibles qui résistent encore et toujours. Ce qui a tué le français dans les «Petit-Canada» – ainsi que l’on appelait jadis les quartiers canadiens-français en Nouvelle-Angleterre – était justement le refus de la modernité. Les élites des Petit-Canada ne voyaient pas comment l’on pouvait préserver la langue tout en acceptant la modernité. Elles se sont refermées et leurs enfants se sont anglicisées en une génération. Grâce à la Révolution tranquille, le Québec a relevé avec succès le défi de la modernité. Mais 50 ans plus tard, il doit actualiser sa perspective pour tenir compte de la modernité francophone.

La myopie francophone a des effets très concrets. Bien des multinationales québécoises croient qu’elles n’ont pas le choix d’embaucher des cadres supérieurs étrangers qui ne parlent pas un mot de français. Or, toutes les statistiques montrent au contraire que l’enseignement du français continue de bien se porter parmi toutes les élites dans le monde, à commencer par le Canada et les États-Unis. Ce qui signifie que d’imposer la connaissance du français comme critère d’embauche ne restreint pas le bassin de recrutement, mais au contraire permet de recruter les meilleurs candidats.

C’est exactement ce qu’a constaté Jean Dorion quand il était délégué général du Québec à Tokyo de 1994 à 2000. La semaine dernière, lors d’un colloque francophone organisé par les étudiants de l’École nationale de l’administration publique, il est venu rappeler que le gouvernement du Québec avait longtemps entretenu l’idée que les seuls conseillers économiques japonais qui valaient la peine ne parlaient que l’anglais. C’est lui qui a introduit le français comme critère d’embauche à Tokyo. Alors que l’on redoutait une baisse de la qualité des candidats, c’est le contraire qui s’est produit: les candidats francophones étaient aussi les meilleurs candidats.

Cette anecdote nous rappelle que la principale menace au français, partout dans le monde et même au Québec, ne sera ni l’anglais ni la concurrence d’aucune autre langue, mais le manque de vision et d’ambition des francophones et l’étroitesse de vue où s’enferment une partie des Québécois par manque de perspective.

Ce problème n’est d’ailleurs pas proprement québécois puisque les multinationales françaises s’anglicisent d’elles-mêmes, spontanément, sans aucun encouragement des milieux d’affaires anglophones, qui sont les premiers surpris d’avoir face à eux des collaborateurs si complaisants.

C’est d’ailleurs le sens véritable de cette semaine de la francophonie, par-delà ses grandes dictées ridicules. Alors, redisons-le, puisqu’il le faut: nous parlons une langue formidable.

 

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Jean-Benoît Nadeau

Chroniqueur au Devoir et collaborateur au magazine L’actualité, Jean-Benoît Nadeau a publié plus de 1 000 reportages et chroniques, remporté deux douzaines de prix journalistiques et littéraires, signé huit livres, vécu dans trois pays, élevé deux enfants et marié une seule femme.