La chronique Voyage de Marie-Julie Gagnon

Auteur(e)
Photo: Mélanie Crête

Marie-Julie Gagnon

Auteure, chroniqueuse et blogueuse, Marie-Julie Gagnon se définit d’abord comme une exploratrice. Accro aux réseaux sociaux (@mariejuliega sur X et Instagram), elle collabore à de nombreux médias depuis une vingtaine d’années et tient le blogue Taxi-brousse depuis 2008. Certains voyagent pour voir le monde, elle, c’est d’abord pour le «ressentir» (et, accessoirement, goûter tous les desserts au chocolat qui croisent sa route).

Recommencer à voir le beau

Un week-end à lire, tout lire, trop lire. À écouter les nouvelles en continu. À tenter de comprendre. À me sentir si loin et si proche à la fois. À pleurer, aussi. Pleurer ces gens qui auraient pu être les miens. À serrer ceux que j’aime encore plus fort, pour tous ceux qui ne pourront plus enlacer les leurs. Un week-end sombre comme la fin du monde, qui m’a projetée 15 ans en arrière.

J’ai vécu le 11 septembre 2001 de loin, dans une petite ville taïwanaise. L’horreur, c’est d’abord à travers les mots de mes amis restés au pays que je l’ai vécue, dans un cybercafé rempli de gamers insouciants. CNN a pris le relais les heures qui ont suivies.

Je me souviens avoir été autant choquée par la couverture des Américains, qui donnaient l’impression d’avoir inventé le mot «souffrance», que par celle des Taïwanais, qui ont rapidement relégué le drame parmi les faits divers. Je n’avais plus de repères, moi, la Nord-Américaine-pas-états-unienne en Asie. J’avais du mal à saisir la portée réelle de ce film-réalité qui se jouait dans un autre univers. Les superhéros de CNN et les récits larmoyants qui passaient en boucle semblaient si irréels... Des événements grossis à la loupe, scrutés sous tous leurs angles, avec l’impression d’entendre toujours le même narrateur. Je ne pouvais m’empêcher de penser constamment à ceux qui hurlent leur agonie sans que quiconque ne daigne se retourner parce qu’ils vivent leur drame dans des coins du globe «qui n’existent pas».

Vendredi soir, j’ai pensé aux copains parisiens qui auraient pu avoir eu envie d’un bœuf à la citronnelle du Petit Cambodge ou d’un verre sur une terrasse. C’est sans doute ce que j’aurais fait par une si belle soirée. On l’a répété partout: le 11e arrondissement est un quartier où se retrouvent toutes les classes sociales. C’est la jeunesse qu’on a attaquée, celle qui mord dans la vie à pleines dents. «Les attentats de janvier ciblaient des gens qui représentaient quelque chose: dessinateurs / policiers / juifs, a écrit Titiou Lecoq le lendemain des attentats. Hier, c’était juste nous.»

J’ai pensé à ces tragédies qui se vivent en silence, aussi, mais sans ressentir de hargne cette fois. J’ai compris, au fil des années, qu’on ne choisit pas la hiérarchie des drames qui s’effectue en soi malgré nous. Un événement nous touche davantage qu’un autre pour mille et une raisons. La proximité et le sentiment d’identification, surtout. Ces Parisiens dans un spectacle rock, ç’aurait pu être nos frères, nos cousins, nos copains. Ç’aurait pu être nous. Cela ne veut pas dire qu’on ne ressent pas d’empathie pour les autres. Qu’on ne reconnaît pas l’ampleur de leurs catastrophes. On est seulement humains, avec tout ce que cela comporte de nuances et de contradictions.

J’ai pensé à tous ceux qui, comme moi le 11 septembre 2001, ont tout vécu de loin. Aux Européens au Québec, mais aussi à ceux qui sont éparpillés partout sur la planète. Sentaient-ils la distance, aussi géographique qu’humaine, eux aussi ? Pour ma part, cette distance, je l’ai sentie avec des gens qui se trouvaient à quelques mètres cette fois-ci. L’émotion creuse des fossés là où on ne s’y attend pas. En cette époque où tout le monde s’exprime à chaud sur les réseaux sociaux, ils s’élargissent à une vitesse folle (heureusement, l’inverse est aussi vrai).

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Ce week-end, j’ai voulu réduire les kilomètres en avalant tout ce que je pouvais trouver comme info. J’ai pleuré la mort, mettant la vie «sur pause», par respect pour ces corps qui la célébraient avant qu’on la leur enlève. J’ai plongé tête première dans l’océan de tweets, de reportages, d’analyses, de blogues et de dessins publiés sur Instagram, tentant de trouver des pistes de réponses. J’ai revécu ma soirée au Petit Cambodge, ce resto sympa où je me suis rendue avec des copines il y a quelques mois. Une cantine animée, sans prétention et, surtout, tellement loin des symboles qu’on imagine pouvoir se transformer en cibles terroristes potentielles !

De tout ce tourbillon, je retiens le droit d’avoir peur tout en continuant à avancer la tête haute. Je retiens que la haine entraîne la haine et que la guerre entraîne la guerre. Que l’amour peut être plus fort que toutes les armées de la Terre. «Quel monde! écrit la blogueuse Sabrina Dumais. Il peut être si grand et si petit à la fois.»

Lundi, en me baladant dans les rues de Montréal, j’ai eu l’impression, comme plusieurs, d’émerger d’une gueule de bois de deux jours. J’ai traversé la ville du Plateau au Quartier latin. Un resto grec, un espagnol, un portugais, un indien…  Le monde parcouru en quelques pas. Ce monde que j’aime tant à cause de ses différences, de sa complexité, de ses métissages et de son humanité. Sous le soleil timide de novembre, j’ai recommencé à voir le beau.  Je n’oublie pas, mais je refuse de m’enfermer dans la noirceur. «On ne défend pas ses idéaux en les démontant, écrit The Guardian. L’Europe doit rester un lieu de liberté, un refuge et de résolution sans faille.»

Je retournerai à Paris. Je marcherai encore sur les traces de mes écrivains favoris, je m’y ferai des nids temporaires, je goûterai à toutes ces pâtisseries et ces chocolats chauds qui me font saliver rien qu’à les évoquer. Je sortirai boire un verre avec les copains et j’embrasserai tous les clichés parisiens avec la même ferveur qu’à chacune de mes visites. Je sais bien que la peur ne sera jamais bien loin. Mais lui céder serait donner raison à ces barbares et ça, pas question. Paris est une fête et le restera!

«Il faut qu'on réfléchisse aux façons de pacifier notre monde», a dit Fatima Houda-Pépin à Tout le monde en parle dimanche soir. Oui. Pacifier et jouir de la vie, de Montréal à Antananarivo.


Pour en savoir plus

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